Pierre-Frédéric Nyst / Danny Van Assche

président UCM / administrateur délégué Unizo
06/01/23

Danny Van Assche est le patron d'Unizo depuis 2018. Docteur en sciences politiques et sociales, il préside le Conseil supérieur des indépendants et des PME (CSIPME) et siège dans de nombreuses instances, dont le Conseil économique et social de Flandre (SERV). Il est membre du Groupe des Dix.

Président UCM depuis juin 2017, Pierre-Frédéric Nyst est avocat de formation et s'est spécialisé en fiscalité. Membre des comités de gestion du Forem et de l'IFAPME, il est lui aussi membre du Groupe des Dix.

Les indépendants,
"de
 werkpaarden van onze economie"

(les chevaux de trait de notre économie)

 

Tous deux au cœur des grands défis des indépendants et PME d'aujourd'hui, Pierre-Frédéric Nyst (UCM) et Danny Van Assche (Unizo) pilotent une organisation patronale de chaque côté de la frontière linguistique, avec leurs spécificités et leurs ressemblances. Portraits croisés.

Isabelle Morgante

Travailler et entreprendre ne sont pas une punition !
  • - Mars 2023 marquera trois ans de crises. Quel regard portez-vous en arrière ?

    (Danny Van Assche) - La crise sanitaire était totalement inattendue. Mais nous l'avons bien surmontée grâce aux aides gouvernementales et aux investissements des entrepreneurs cités dans notre rapport PME. Après une excellente année 2021, on pensait que c'était reparti, tous les signaux étaient au vert. Et puis arrive la guerre en Ukraine. Je pense que cette crise énergétique est plus dure car tous les coûts augmentent et l'inflation est à un niveau inédit depuis les années 70. Les réserves de nos entrepreneurs sont vides, je suis préoccupé par février et mars car 40 % de l'emploi dans le secteur privé doivent être indexés.

    (Pierre-Frédéric Nyst) - La crise Covid était un marathon et, sans repos, on nous demande de faire un ultra trail. C'était une crise du chiffre d'affaires, la crise énergétique est une crise des charges. Aujourd'hui, toutes les charges sont payées et on garde le personnel car on a besoin de lui. Pour payer le fournisseur d'énergie, soit l'entrepreneur ne se paie pas, soit il a des réserves ou un plan d'apurement. À cela, on ajoute l'indexation des salaires et cette crise s'inscrit résolument comme une crise du chiffre d'affaires. Danny a expliqué que les entreprises flamandes avaient réussi à investir. En Wallonie, c'est plus difficile car la PME wallonne ou bruxelloise est moins forte que la PME néerlandophone. Il y a moins d'ETP (équivalents temps plein, NDLR) chez nous et les entreprises du nord du pays ont reçu des aides beaucoup plus confortables qu'ailleurs. Ce n'est pas une critique mais c'est un fait. Il y a donc des rebonds que l'on peut faire si l'environnement est plus favorable.

    On ne fait quasi rien pour nous

  • - Quel est l'état d'esprit actuel des entrepreneurs ?

    (PFN) - Les entrepreneurs se demandent ce qu'ils ont fait de mal ou loupé pour se retrouver dans cette situation. Il y a un sentiment d'usure et d'injustice. La crise sanitaire était régulée par un baromètre, avec des échéances dans le temps. Ici, il n'y en a pas et on ne voit pas le bout du tunnel.

    (DVA) - Le ressenti est identique en Flandre. 2022 a débuté avec un surcoût des matières premières, la guerre a fait grimper le prix des énergies. Les contrats sont passés d'un tarif fixe à variable… On peut négocier une fois avec ses clients, peut-être deux mais pas indéfiniment. Aujourd'hui, les entrepreneurs sont confrontés à une troisième vague : celle des salaires. L'ADN d'un entrepreneur est de faire évoluer son entreprise, pas de demander des aides au gouvernement. Si on le fait, c'est par obligation. Depuis 2022, beaucoup de choses ont été mises en place pour les citoyens et les ménages mais seulement récemment pour les entreprises.

     

    - Est-ce que les entreprises flamandes hésitent à engager à cause du coût des salaires ?

    (DVA) - Oui, absolument. Les offres d'emploi ont atteint des records cette année. Je pense que les PME vont tenter de conserver leur personnel même si une entreprise sur trois déclare devoir licencier dans les prochains mois à cause de la crise.

    Le coût salarial, cercueil des PME

  • - Quels sont vos messages face à l'indexation des salaires ?

    (PFN) - Notre message est identique à celui d'Unizo et de la FEB (représentant les grandes entreprises, NDLR) : sans aide, nos PME ne vont pas y arriver ! Notre système d'indexation, mondialement reconnu, est formidable quand on a 2 % d'inflation. Mais quand tout dysfonctionne, il dysfonctionne aussi ! À côté de ça, le PS et des acteurs syndicaux se fendent d'un sophisme qui dit que la norme salariale est fixée à zéro et que l'indexation n'est pas un vrai salaire. Qu'on soit bien clairs : si l'indexation n'est pas un vrai salaire, cela représente un vrai coût pour les entreprises !

    (DVA) - Le gouvernement et les entreprises se serrent la ceinture mais pas les travailleurs. La Belgique doit agir dans le dossier de l'indexation automatique des salaires, tout en supportant les bas salaires afin de maintenir leur pouvoir d'achat. Chez Unizo, nous sommes en faveur de la protection du pouvoir d'achat qui reste essentielle pour nos entreprises mais pas au travers de l'indexation. Nous avons proposé l'indexation corrigée socialement mais la réponse a été non dans toutes les langues ! Donc, dès que les salaires auront été indexés, l'index doit aller au congélateur ! Les coûts des entreprises augmentent trop vite et ne peuvent être répercutés sur les prix de vente.

  • - Pierre-Frédéric Nyst, l'indexation corrigée, c'est une bonne piste ?

    (PFN) - Nous avons proposé des alternatives (report d'indexation ou montant maximal) mais les syndicats ont tout rejeté en bloc. Ils ont saisi l'OIT (Organisation internationale du travail, NDLR) qui dit que la loi de 96 empêche les syndicats de travailler… Pour nous, l'indexation empêche les entrepreneurs de faire leur job ! Thierry Bodson (président du syndicat FGTB, NDLR) dit qu'il n'ira pas chercher dans les PME la même chose que dans les grandes entreprises. Je ne lui fais plus confiance. Dans ce contexte et en l'absence de toute concertation sociale et de discussion, ce n'est pas une injure que de dire qu'il serait utile de réfléchir à un saut d'index. Dire que l'on préserve le pouvoir d'achat des consommateurs au travers de l'indexation est faux. On sait que les habitudes prises pendant la crise Covid dans les magasins en vrac ou "petits producteurs" ont vite été abandonnées et que les gens se rabattent sur les hard discounters.

  • - Danny Van Assche, les syndicats sont-ils de mauvaise foi ?

    (DVA) - J'essaie de les comprendre mais c'est très difficile. Nous ne parlons pas le même langage et c'est plus facile de négocier des accords régionaux que fédéraux car les problèmes sont fondamentalement différents. Au niveau régional, les syndicats et organisations patronales portent ensemble, en confiance et de manière collective, une demande au gouvernement régional. Les partenaires sociaux ont l'obligation d'organiser les relations au sein du travail mais nous n'y parvenons plus, malheureusement ça n'est plus le cas au G10 (Groupe des Dix, concertation sociale fédérale, NDLR) car il n'y a plus ni confiance ni empathie. C'est facile d'entrer en conflit avec les syndicats, ça l'est nettement moins de trouver des accords… Et après cinq ans chez Unizo, je suis encore assez naïf pour le vouloir, même si je dois avouer que c'est très compliqué !

    (PFN) - J'ai de très bons accords au niveau régional car nous avons tous la volonté de trouver une solution à chaque problème. Plus nous sommes dans un contexte pragmatique, plus nous avons de chances de trouver un accord. Au G10, nous n'avons pas systématiquement d'ordre du jour et le cadre est excessivement large. Nous passons des heures à débroussailler, à travailler sur les propositions du gouvernement, en vain. Au fédéral, les syndicats se sont dit "le grand soir est arrivé" et pourtant, nous avons moins d'accords qu'avec le gouvernement de la "suédoise" (coalition 2014-2018 à laquelle participait la N-VA, NDLR) et malgré un ministre de l'Emploi socialiste, voire PTB à certains moments ! Les syndicats ont allumé le feu un peu partout mais on ne sait plus rien faire ! "Geen mandaat !" (pas de mandat, NDLR).

  • - L'entrepreneur peut-il s'en sortir seul ?

    (PFN) - Travailler seul, c'est l'ADN de l'indépendant… mais il y a des limites. Notre rôle d'organisme patronal est difficile car nous devons défendre et valoriser le statut d'indépendant pour le préserver. Nous avons très vite compris que la lasagne institutionnelle faisait en sorte que les aides économiques viendraient des Régions et que le gouvernement fédéral devait se saisir de sa baguette de chef d'orchestre pour coordonner les actions. On a aussi compris que les pouvoirs publics ne payeraient pas nos factures énergétiques et que les fournisseurs n'émettraient pas de notes de crédit. Une fois tout ça connu, on a travaillé à la rédaction d'une check-list de tout ce qu'il faudrait faire pour traverser la crise. Il n'y a pas une mais des solutions et l'effort doit être collectif.

    Il y a une culture du chômage en Wallonie

  • - En 2021, 60.000 Wallons travaillaient en Flandre. Comment expliquer ce phénomène ?

    (PFN) - C'est très bien, même si je préférerais qu'ils travaillent en Wallonie. Autant que ça soit en Flandre que pas du tout car nous avons un problème de mentalité en Wallonie qui est la valeur travail. Je suis namurois, entre Liège et Charleroi… les deux pôles où le chômage traverse les générations. Comment faire pour stimuler les gens éloignés du marché du travail ? Il faut qu'il y ait un intérêt à aller bosser mais, en Wallonie, on est mauvais car on surprotège les demandeurs d'emploi.

    (DVA) - Chaque gouvernement vise un taux d'emploi possible de 80 %. On a atteint cette capacité de travail en Flandre-Orientale. C'est très important car si 80 % des gens travaillent et paient des impôts, ils ne sont pas soutenus et le gouvernement peut faire face au coût des pensions. Il y a cent ans, les Flamands sans emploi s'installaient en Wallonie pour y travailler. Aujourd'hui, les moyens de locomotion permettent de travailler sans déménager. Un demandeur d'emploi ne peut s'arrêter à la frontière linguistique. Si ça ne fonctionne pas, c'est tout simplement parce qu'on n'oblige pas les gens, d'autant qu'il n'y a pas assez de différence entre le salaire minimum et les allocations de chômage.

  • - Faut-il instaurer des allocations de chômage dégressives jusqu'à leur disparition ?

    (DVA) - Oui, même si des allocations pourraient être supérieures au salaire perdu dans un premier temps, pour soutenir la personne pendant la recherche d'un autre job. Les Wallons sont les bienvenus en Flandre mais il faut que les gouvernements wallon et bruxellois incitent les gens à aller où le travail se trouve.

    (PFN) - Les syndicats nous disent qu'être au chômage est compliqué. Malheureusement, quand Georges-Louis Bouchez dit qu'il faut sanctionner les demandeurs d'emploi, il a raison. Les formations existent et c'est important. Nous avons des outils performants pour accompagner les jeunes et les chômeurs de longue durée. Le changement de mentalité n'est pas toujours simple mais il est possible. L'éducation joue aussi un rôle primordial dans l'insertion au travail, les parents doivent apprendre ces "soft skills" essentiels aux jeunes.

  • - Les PME flamandes se plaignent-elles aussi du niveau de formation des jeunes ?

    (DVA) - Bien sûr. Nous croyons beaucoup en l'enseignement en alternance (école et entreprise, NDLR) et à l'investissement dans la formation continuée car il est nécessaire d'avoir une culture de formation pour être prêt à changer de boulot pendant une carrière professionnelle. Nous allons d'ailleurs lancer un plan "60+" de maintien ou remise au travail des sexagénaires. Il faut casser les préjugés liés à l'âge pour convaincre les entrepreneurs de la plus-value de l'expérience et de la connaissance du métier. C'est pour ça que nous devons passer par une limitation des allocations de chômage car si on ne travaille pas en Flandre, c'est tout simplement parce qu'on ne le veut pas !

Nous perdons le sens de la valeur du travail.
  • - Comment voyez-vous l'indépendant en 2025 ?

    (DVA) - Le futur des indépendants est positif car les mentalités changent. Dans les années 80, on disait que le but absolu était de travailler pour l'État. Aujourd'hui, on veut innover et construire un rêve. Il y a 1,3 million d'indépendants en Belgique, c'est un vrai système, il faut les chérir et leur donner un cadre. Les indépendants sont "de werkpaarden van onze economie" (les chevaux de trait de notre économie). C'est eux qui créent du travail et de la plus-value.

    (PFN) - On est en train de perdre le sens de la valeur du travail et dans nos entreprises, on en a véritablement besoin ! Nous avons un peu l'impression que nous créons une région de fonctionnaires ; cela peut rassurer certains mais pas du tout les entrepreneurs. Le grand défi des ressources humaines est, aujourd'hui, d'être en adéquation avec les demandes des jeunes. Ce qu'ils veulent, c'est du sens, c'est du "sur-mesure", c'est finalement de la modernité dans le marché du travail.

Contexte

Bosser et avancer

Quand la définition du travail revêt des accents linguistiques

Entreprendre, créer son propre emploi puis celui de ses collaborateurs, prendre des risques et progresser… tout cela, on ne le fait pas nécessairement de la même manière selon que l'on se trouve au nord ou au sud du pays. Cette interview croisée de deux dirigeants d'une organisation patronale dégage de grands principes communs mais aussi des spécificités liées à la mentalité de chaque Région.

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