Jean-Luc Crucke

Ministre wallon du Budget, des Finances, des Aéroports et des Infrastructures sportives
06/12/21

Licencié en droit, il a exercé comme avocat pendant une trentaine d'années. Libéral convaincu, régionaliste et environnementaliste : Jean-Luc Crucke (59 ans) a présidé les jeunes du parti et a été bourgmestre de Frasnes-lez-Anvaing de 1997 à 2017. Depuis 2004, il est parlementaire, et depuis 2017 ministre wallon. C'est un homme de compromis, au franc-parler parfois redoutable…

La dette wallonne est maîtrisée et maîtrisable

La Wallonie doit réduire ses dépenses de 150 millions d'euros par an pendant dix ans. À cette condition, elle évite un dérapage funeste, affirme le ministre du Budget et des Finances.

Thierry Evens

Je suis opposé à la taxe kilométrique.
  • - La Wallonie vit la même catastrophe budgétaire que la Grèce il y a dix ans ?

    - Un bon mot ne fait pas une vérité. Ce n'est pas comparable du tout. D'abord, la Grèce avait des comptes falsifiés. Ce n'est absolument pas le cas de la Wallonie, soumise au contrôle de la Cour des comptes. Ensuite, l'ampleur n'est pas la même. La dette wallonne est certes importante, mais maîtrisée et maîtrisable. C'est la conclusion formelle de la Commission de la dette et des finances publiques, que j'ai moi-même mise sur pied. Quand j'ai vu le Covid arriver, j'ai immédiatement compris que les dépenses allaient dépasser toutes les prévisions et qu'il fallait toute la clarté sur le budget.

  • - Dette maîtrisable, dites-vous. Elle atteint 30 milliards d'euros et montera à 50 milliards en 2030, soit deux fois et demie les recettes. Une entreprise serait en faillite…

    - Dette maîtrisable, dites-vous. Elle atteint 30 milliards d'euros et montera à 50 milliards en 2030, soit deux fois et demie les recettes. Une entreprise serait en faillite…

  • - Qui laissent filer le déficit annuel d'un milliard ?

    - Encore une fois, ne comparez pas une comptabilité publique à une privée. J'ai été avocat, donc entrepreneur, pendant trente ans. Je sais comment fonctionne le monde de l'entreprise : un investissement est amorti pendant la durée de sa vie économique. Dans le public, la règle est que vous assumez en totalité la dépense, directement. Donc, si vous n'acceptez pas un endettement, vous n'avez plus d'investissements et ce serait très dommageable pour la société. Vous devez prendre en compte le fait qu'un pouvoir public ne rembourse jamais son capital. Il paie les intérêts, qui pèsent sur le budget. Aujourd'hui, avec des taux d'intérêt quasiment à zéro, nous pouvons effectuer les investissements nécessaires.

    Taux d'intérêt : pas de panique

  • - Mais les taux d'intérêt risquent de remonter, puisque l'inflation repart…

    - C'est un danger, c'est vrai. C'est l'effet boule de neige. Mais restons prudents. Je lis beaucoup d'ouvrages économiques et budgétaires – ça me passionne – et je vous affirme qu'aucun penseur, prix Nobel compris, n'a étudié la situation dans laquelle on se trouve. Je ne ferais donc pas de lien automatique entre la poussée d'inflation, que la Banque centrale européenne croit temporaire, et une augmentation des taux d'intérêt.

  • - N'empêche, si ça se produit, c'est la catastrophe !

    - Non. Parce que nous avons travaillé notre dette depuis cinq ans et doublé son taux de maturité qui est aujourd'hui de quatorze ans. Si demain, les taux d'intérêt remontaient, cela ne concernerait que 5 % de notre dette. Cela pèserait, mais resterait digérable. Ce qui serait inquiétant, ce serait de ne pas suivre les experts et de ne pas suivre la trajectoire des 150 millions d'économies par an. Mais je suis confiant. J'ai eu toute l'aide du ministre-président (NDLR : Elio Di Rupo, PS) pour lancer un exercice budgétaire à base zéro. D'ici mars 2022, chaque dépense sera évaluée, dans un périmètre élargi aux UAP (NDLR : unités administratives publiques, galaxie d'organismes pararégionaux). Cela permettra au gouvernement de choisir les économies à faire en toute clarté.

  • - Le gouvernement vient d'annoncer un plan à 500 millions d'euros contre la pauvreté. Magnifique ! Mais payable ?

    - Il était intégré dans les prévisions budgétaires. Ce n'est pas un déficit supplémentaire. La trajectoire à 150 millions d'économies par an intègre aussi la réduction des transferts interrégionaux, qui commencera en 2024.

    Réformer l'État ? Oui !

  • - Il y aura aussi des élections en 2024. Et peut-être le début d'une septième réforme de l'État qui réduira encore les transferts entre la Flandre et la Wallonie…

    - Je suis de ceux qui pensent qu'il faudra une septième réforme de l'État. Et qui pensent aussi qu'il faudra, pour une fois, avoir en tête le critère d'efficience. Le problème pour moi dans ce pays, ce n'est pas la régionalisation ; elle fait partie de ce que nous sommes. Ce qui ne va pas, c'est d'avoir des compétences divisées. Il faut faire des choix.

  • - Une réforme de l'État, ce n'est pas le scénario du pire pour la Wallonie ?

    - Ça ne l'est pour personne si nous voulons ensemble l'efficience et si nous avons le courage de simplifier, y compris dans l'espace francophone et wallon. Avons-nous encore besoin de cinq provinces, de 262 communes ? Je sais que tout le monde tient à son bout de gras mais l'objectif, c'est quand même de servir le citoyen. Ce qu'il veut, c'est un service de qualité à un coût raisonnable et peu importe qui le fournit.

  • - Je reviens à la trajectoire de dix ans et aux 150 millions annuels. Sur 18 milliards de dépenses, ce sera quand même douloureux. Sera-ce faisable sans augmenter la fiscalité ?

    - J'ai une petite expérience de vingt ans de vie parlementaire fédérale et régionale et je vous prédis que ce sera tout sauf simple. C'est pour ça que j'ai publié le rapport des experts : pour mettre la pression sur le gouvernement actuel et sur ceux qui lui succéderont pendant dix ans. Cela ne rend pas la chose plus facile, mais plus obligatoire. Et pour moi, il est possible de trouver des économies et de ne pas impacter le portefeuille du contribuable. Il paie assez en Belgique. L'argent public peut être mieux géré. Quand on se compare avec les pays et régions environnants, c'est évident. Je répète : ce ne sera pas facile. Le chemin monte mais nous sommes capables de fournir l'effort nécessaire.

  • - Vous prônez les économies, mais vous venez de donner un tour de vis sur les donations mobilières…

    - Ce n'est pas du même ordre. J'ai fermé des portes là où il y avait des abus par rapport à l'intention du législateur. J'ai moi-même diminué les taux d'enregistrement sur les donations. Et l'histoire m'a donné raison puisque les recettes ont augmenté. Trop d'impôt tue l'impôt. Il faut viser l'optimum économique, ne pas égorger les gens et accepter des baisses de charges pour avoir plus de rentrées.

Les centrales au gaz sont un moindre mal.
  • - Envisagez-vous une taxe kilométrique comme à Bruxelles ?

    - Je n'y suis pas favorable. Notre territoire est beaucoup plus grand et c'est une formule qui ne tient pas chez nous. Une telle taxe est donc discriminatoire. Ce n'est pas une bonne option dans un fédéralisme où chacun respecte l'autre.

  • - Et une fiscalité environnementale ?

    - Inévitablement, il faut taxer les émissions de CO2, y compris le kérosène pour les avions. J'ai moi-même défendu cette idée à l'Europe il y a quatre ans, comme ministre de l'Environnement, mais j'étais bien seul. Ces taxes doivent être européennes. Le but n'est pas de fermer des entreprises en Wallonie pour les ouvrir un peu plus loin. C'est un luxe qu'on ne peut pas se permettre.

    Les aéroports, un atout majeur

  • - Les aéroports restent des pôles de développement majeurs pour la Wallonie, malgré les émissions de CO2 ?

    - Oui. Le transport aérien représente 3 % des émissions. C'est un fait que personne ne peut nier. Fermer les aéroports alors qu'ils nous apportent de l'activité et des emplois, ce serait insensé.

  • - Misons-nous sur le bon cheval ? Le trafic aérien restera intensif à moyen et long termes ?

    - Je ne considère pas qu'il faut fermer les frontières. Donc, dans une économie mondialisée, créatrice de croissance et de richesse, nous devons commercer avec des pays voisins et des pays lointains. Oui, il faudra toujours des avions. Et comme pour les voitures, il y aura une évolution technologique. Il existe déjà des avions de dix-neuf places, full électriques, avec une autonomie de 400 kilomètres. La course à l'hydrogène est lancée. Les avions deviennent en outre moins bruyants. Un aéroport comme Liège, sixième en Europe, avec une qualité de service et une multimodalité exceptionnelles, dit pouvoir exiger des appareils moins polluants et moins bruyants. Nous sommes en mesure de mettre la pression.

  • - Autre objection pour l'aéroport de Liège : vous amenez l'e-commerce chinois chez nous…

    - Je conteste cette vision des choses. L'e-commerce est un phénomène mondial qui suppose un acheminent rapide des marchandises. Si Liège n'avait pas été choisi, ç'aurait été Maastricht ou Cologne. Je n'ose pas imaginer ce que j'aurais entendu. Quand Fedex a voulu partir, tous les parlementaires, tous partis confondus, ont bondi : le monde économique s'effondrait. Ils annonçaient 800 ou 900 licenciements. Ils ont vite regretté leur décision et ils sont revenus à 150 en attendant la suite. On en parle moins…

  • - Je reviens aux Chinois, AliBaba ou Cainiao, ce n'est pas le loup dans la bergerie ?

    - J'accepte l'opinion de ceux qui sont contre l'aérien et qui veulent vivre une décroissance. Ce n'est pas mon opinion. Et si vous pensez à l'espionnage économique, je sais que le ministre Van Quickenborne (NDLR : Open VLD, Justice) en a parlé. Moi, je n'ai jamais reçu aucune information officielle, ni de lui, ni de la Sûreté de l'État. Et quand j'ai rappelé que l'aéroport de Liège appartient aux Wallons alors que le port de Zeebruges appartient à plus de 90 % aux Chinois, je n'ai plus rien entendu du tout.

  • - Vous pensez Vincent Van Quickenborne jaloux du développement des aéroports ?

    - Oh, vous savez, à mon âge, c'est une question qui ne m'intéresse plus. Oui, sans doute, quand la Wallonie va bien, certains au nord ont des aigreurs, mais pas tous.

    Sortons du nucléaire au plus vite

  • - La Flandre a manqué de solidarité lors de la Cop 26, en ne souscrivant pas aux objectifs pour le climat ?

    - Elle a manqué de vision prospective parce que le réchauffement climatique ne s'arrête pas aux frontières. L'été dernier, les inondations ont frappé la Wallonie, mais ça peut changer.

  • - Restons dans l'environnement. Vous n'en avez plus la compétence, mais toujours la passion. La sortie du nucléaire vous réjouit ?

    - Je n'ai jamais caché mon opposition au nucléaire et même si ce n'est pas la position de mon parti, c'est la mienne. Dans un parti libéral, il n'est pas obligatoire d'être aligné sur tout. Et donc, moi, j'attends toujours de voir la première commune en Belgique qui acceptera d'enfouir sur son territoire, pour des centaines d'années, des déchets nucléaires. Même le nouveau nucléaire, le léger, produit des déchets. Je trouve donc que nous devons respecter la loi de 2003 – ça date quand même ! – et en finir avec le nucléaire en 2025.

  • - Au prix de la construction de centrales au gaz ?

    - Je préférerais m'en passer. C'est une consommation d'énergie fossile qui émet du CO2. L'Allemagne a fait le même choix des centrales au gaz pour sortir du charbon. Le raisonnement est le même : entre deux maux, il faut choisir le moindre. Les déchets nucléaires sont des bombes à retardement pour des centaines d'années.

  • - La première moitié de la législature a été dominée par le Covid et les inondations. C'est frustrant de ne pas pouvoir mettre en œuvre le programme de gouvernement ?

    - Tout a été bouleversé, c'est évident, mais c'est ainsi. Notre énergie a été focalisée sur les crises. D'abord, nous avons renoncé à certains projets, puis nous avons travaillé au plan de relance. Le budget 2022 prévoit 1,5 milliard d'euros pour la relance. Il s'agit de les dépenser au mieux.

  • - Avec trois partis très différents au gouvernement, la cohérence est possible ?

    - Oui. Nous avons plus de points de convergence que de divergence. En tout cas, je préfère voir ce qui rapproche que ce qui divise. Je crois que personne ne détient une vérité universelle. C'est pour ça que je préfère la démocratie à la belge et les coalitions que les systèmes majoritaires français ou britannique.

  • - Il y a plus d'idées dans trois partis que dans un ?

    - C'est clair. Même si elles ne sont pas toutes bonnes, évidemment ! Travailler en coalition, ça demande du temps et de l'humilité. Il faut accepter de mettre de l'eau dans son vin. Nous avons cet esprit au gouvernement wallon, une très bonne entente entre collègues. Chacun a son style, mais nous cherchons à progresser. Pour le peu de temps qu'on passe sur cette Terre, mieux vaut chercher la paix que faire la guerre.

  • - Aujourd'hui, vous vous sentez optimiste ? Inquiet ?

    - Ni l'un, ni l'autre. Je ne veux pas m'encombrer d'états d'âme. Je suis volontariste. Si vous regardez le budget et les finances wallonnes, qui sont de ma compétence, il faut juste travailler. Nous devons, que ça plaise ou non, suivre la trajectoire indiquée par les experts. Je veux également continuer à rénover l'outil budgétaire, développer les complémentarités au sein de l'administration mais aussi avec les intellectuels et les universitaires wallons. Ils ont fait un travail formidable au sein de la Commission ; je veux pérenniser cette collaboration au sein d'un Conseil de la fiscalité revu.

Contexte

Wallonie

Serrer les dents et espérer

"La Wallonie est dans une situation pire que la Grèce en 2010", lançait en octobre dernier le président de la N-VA, Bart De Wever. Certains économistes ont repris la comparaison. Il est vrai que la dette a explosé. Sans le plan européen, sans un soutien de l'État fédéral, sans les transferts de Flandre, sans des taux d'intérêt autour de zéro, sans une réduction durable des dépenses, la situation serait ingérable. Mais voilà, tout cela existe. Et donc, la Région peut tenir si elle gère sérieusement et si, bien entendu, elle retrouve un taux de croissance au moins égal à celui de ses voisins.

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