Jean Hindriks

Economiste à l’UCLouvain et membre fondateur d'Itinera
11/10/24

Jean Hindriks est membre fondateur de l’Institut Itinera, président de l'École des Sciences économiques de l’UCLouvain et chercheur au Lidam. Il est aussi membre de la Commission des retraites 2020-2040, devenu Conseil académique pour la politique des retraites. Ses recherches portent sur les retraites, la bonne gouvernance, les finances publiques et l’enseignement.

Co-éditeur de nombreuses revues académiques et membre du panel d'experts fiscaux du Fonds monétaire international, il est l’auteur de plusieurs publications sur les finances publiques et l'économie politique.  Il est co-auteur d’un manuel de référence en économie publique publié chez The MIT Press.  Il a signé plusieurs ouvrages, dont Manuel des finances publiques (2024), Agir durablement contre la pauvreté (2022), L'école du renouveau (2018) et L'école de la réussite (2017).

 

"PME et administration ensemble, pour améliorer les finances publiques"

Le vieillissement de la population, les finances publiques, la sécurité sociale… des dossiers belges explosifs. Jean Hindriks, économiste à l’UCLouvain et grand observateur de la vie politique en Belgique les analyse et livre quelques pistes de solutions. Rencontre.

Isabelle Morgante

  • Jean Hindriks, avez-vous l'impression d'être entendu et que l’institut Itinera est entendu ?

    Notre impact diffère selon les sujets et l'intérêt des politiques. Nous sommes écoutés lorsque nos conclusions et recommandations sont alignées, mais c’est plus compliqué lorsque nous arrivons avec une vision plus critique et des propositions en contradiction avec la ligne des partis. Cela dit, l’essentiel est d’exister en tant que plateforme unique dans le paysage politique belge. Les "think tank" ne sont pas légion, ça reste un des rares endroits où la parole circule encore librement, mais aussi un espace où l’on fait parler un peu les chiffres et les faits avant de mettre en avant la rhétorique politique. Et même si nous devons parfois faire preuve de patience, les idées percolent pour finalement tomber dans certaines oreilles. Je pense qu’il faut rester très humble et savoir qu’on ne peut pas changer les choses à soi tout seul. Nous avons besoin que les bonnes personnes s’en emparent. Si je prends l’exemple des pensions, sur lesquelles je travaille depuis de nombreuses années, je sais que le rapport de la commission (Juin 2014) a fini au fond d'un tiroir. Or, la situation est de plus en plus dramatique. Le calcul est simple : on a augmenté les pensions au moment où le nombre de pensionnés augmente, face à des finances publiques exsangues. Aujourd’hui, 40 % des dépenses des communes, ce sont les frais de personnel et de pension. Le cocktail explosif !

  • Dans quel esprit travaillez-vous ?

    La Belgique compte pas mal d'experts autodéclarés, qui ne sont pas toujours les gens les mieux informés. Mais ce qui reste important, c'est l’alliance entre le monde académique, la recherche plus fondamentale et la recherche appliquée pour, finalement, apprendre de ces recherches. Les universités ont un devoir de service public, c'est dans cet esprit que je travaille, en essayant de servir le public au mieux qu'on puisse le faire, transmettre nos connaissances à nos étudiants, mais aussi et surtout à communiquer sur une décision politique importante.

  • L’institut Itinera existe depuis 2006. Quels grands changements avez-vous pu observer dans la société belge ? Et particulièrement pour le monde des PME.

    Nous avons édité un rapport sur les faillites, autour d’un message central : le droit à la deuxième chance et à l'oubli, pour ne pas traîner cette cicatrice du premier échec. Ce droit à l'oubli a été entendu, notamment au niveau législatif. L’institut a aussi édité deux livres autour du thème de l’enseignement et de l’alternance. Comment organiser cet enseignement quand il y a plusieurs organismes de formation et deux plateformes distinctes qui ne se parlent pas, en région et en communauté ?

  • Que pouvez-vous nous dire en matière d’emploi ?

    La situation en matière de taux d'emploi est assez dramatique et la disparité des taux d'emploi au niveau des villes et des communes en Belgique aussi. On observe de gros problèmes de périurbanisation (les travailleurs quittent les villes). Ce qui entraine de gros déficits de base de financement et un transfert vers la périphérie. À cela s’ajoute un phénomène de détournement d’emploi car si les travailleurs des villes vivent en périphérie, ils ne contribuent pas à tous les services qui sont proposés dans la ville.

  • Expliquez-nous l’indice d’obésité politique…

    Nous avons utilisé ce terme, en juin 2024, dans un rapport qui a eu un impact énorme. On y démontrait, avec des chiffres de sources administratives indiscutables, que nous avions deux fois plus de mandataires politiques par habitant dans les institutions francophones qu’au nord du pays. L’indice d’obésité traduit le nombre de politiques par kilomètre carré, que l’on trouve principalement dans les pouvoirs locaux et les provinces. La DPR du gouvernement wallon est claire là-dessus : il faut rationaliser. Mais on ne sait pas encore comment et installer des ministres à double casquette, c'est cosmétique mais peu disruptif. Il y a d’autres questions en suspens : va-t-on vers la fusion des communes ?  Doit-on réduire le poids des provinces et transférer leurs compétences vers les régions ? Si on se penche sur les intercommunales, on y trouve deux fois plus de personnel et un coût salarial trois fois plus élevé en Wallonie qu’en Flandre. C’est interpellant, d’autant que, pour moi, le modèle des intercommunales n’est pas démocratique. Je plaide pour une instance où on peut aussi révoquer les membres du CA en cas de mécontentement.

  • Si je vous entends bien, on va aussi vers une fusion des communes ?

    On n’y échappera pas parce que les petites communes ne vont pas pouvoir tenir le coup. Elles appellent déjà au secours. Et la région ne pourra pas leur venir en aide. Regardez déjà l’exemple de Bertogne, intégrée à Bastogne, spécifiquement pour des coûts de personnel et de mutualisation des projets, pour rationaliser les dépenses. Trois options s’offrent à nous : fusion, intégration ou alliance, mais de toutes les manières, il y a une culture de travail en commun à développer, qui n’existe pas actuellement. On ne peut ignorer la pression sur les épaules des communes en termes de pénurie de personnel, de recrutement et de budget.

  • En septembre, UCM a publié le baromètre fiscal des villes et communes en Wallonie, avec de grandes disparités de charges fiscales sur les épaules des entrepreneurs. N’est-ce pas le moment d’interpeller les futurs élus locaux ?

    Oui, vous avez raison. On parle alors d’autonomie locale, autorisant les villes et communes à taxer comme à l’envi. Si je fais le lien avec les disparités de taux d’emploi entre communes (variant entre 50 % et 80 %), on constate que l’écart est gigantesque et justifie la nécessité, pour les entités, d’attirer des PME et de l'entrepreneuriat pourvoyeur d'emplois, pour autant que les travailleurs s’y domicilient. Car un contribuable en plus c’est de l’argent en plus pour la commune. Compte tenu de la périurbanisation, on doit inventer les mécanismes de compensation en élargissant, à la fois, les bases de financement des pouvoirs locaux et les périmètres. On doit pouvoir utiliser les villes comme levier d'emplois, d'innovation et de création d'activités, en constatant qu’elles ont aussi besoin d’un véritable plan de revitalisation. Les villes sont appauvries, exsangues et beaucoup sont sous plan CRAC (Centre régional d'Aide aux Communes, NDLR).

  • Le développement des villes est-il aussi lié à l’environnement dans lequel elles se situent, je pense notamment entrepreneurial ou pédagogique ?

    Dans tous les pays, il est essentiel que les villes soient de vrais pôles de développement, de compétitivité et d'activité sans oublier les structures hospitalières. Les PME ont besoin pour se développer d’être à proximité de centres de recherche, c’est une question de synergie. On appelle ça les économies d'agglomération, de concentration de main-d'œuvre bien formée. Ce n’est pas un hasard si l’industrie pharmaceutique s’est développée en Brabant wallon. Au début, il y avait une université, quasi au milieu des champs et à partir de là, on a pu commencer à développer. La proximité, ce lien avec les universités, c'est indispensable. La Belgique est un carrefour européen, j’ai envie de dire en boutade qu’elle doit être la porte d'entrée à d’autres choses que la drogue ! Il faut développer une stratégie pour décourager ce qu'on ne souhaite pas et encourager ce qu'on souhaite ici. Mais j'insiste, la perspective territoriale est essentielle.

  • Aide-t-on suffisamment les PME ?

    Si je prends l’exemple de Bruxelles, je constate qu’il y a tellement de plans d’aide qu’on ne s’y retrouve plus. Un petit entrepreneur n'a pas le temps d'aller faire cette prospection des aides auxquelles il peut avoir droit.  La réponse naturelle est donc : simplifions tout ça ! Travaillons sur des projets avec des caractéristiques particulières et une seule porte d’entrée, que ce soit dans la transition environnementale, l'intelligence artificielle ou la numérisation. Cette simplification est mentionnée dans chaque DPR mais ça n’aboutit jamais. Une PME qui ne peut engager une personne dédiée à la recherche de ces aides et à l’instruction des dossiers est pénalisée, elle n’a pas la masse critique pour en profiter.

  • Le "Only once", c'est-à-dire le principe unique de collectes de données ?

    Oui, et un back-office commun très lisible pour perdre un minimum de temps !

  • Une administration partenaire des PME alors ?

    Oui, absolument ! J’ai apprécié la démarche du SPW en matière de marchés publics et l’implication de sa secrétaire générale Sylvie Marique dans ce dossier. Cela marque un changement de mentalité, où le SPW dit qu’il n’est pas là pour contrôler mais pour travailler avec les PME. Cette démarche est importante car l’intérêt des deux parties est commun. Si on veut redresser nos finances publiques et assurer la prospérité de notre région, on doit développer l'entrepreneuriat. Nous avons ce besoin de changement et de dynamisation. Si vous allez aux Pays-Bas, la qualité des services publics et de l'administration est remarquable. On devrait s’en inspirer.

  • Que s’y passe-t-il ?

    Aux Pays-Bas, ils ont une culture de la simplification et de légèreté administrative. Ils regroupent les compétences complémentaires dans un groupe, groupe où les communes deviennent des partenaires. Et je vais illustrer par un exemple concernant les soins de santé, qui explosent chez nous. Et bien, aux Pays-Bas, ils ont créé le "Buurtzorg", un réseau autour des soins de proximité. Les soins sont intégrés dans de petits centres locaux et le personnel médical travaille en collaboration avec le voisinage dans l'accompagnement, à domicile, des personnes dépendantes ou fragilisées.  La communauté locale participe dans une relation de confiance et ça permet aussi de faire baisser les coûts. Les maisons médicales belges vont un peu dans ce sens mais aux Pays-Bas, ils impliquent la communauté locale. Chez nous, le patient va direct à l’hôpital, l’option la plus coûteuse pour la sécurité sociale et la moins agréable au niveau humain.

  • Le vieillissement de la population, c’est le dossier "bombe à retardement" ? Et les PME dans tout ça ?

    La question des PME en relation avec le vieillissement est intéressante, à double titre. L’enjeu fondamental, c’est la question de la relève démographique car nous sommes dans une période charnière. Il est urgent de mettre en place toutes les procédures qui facilitent la transition d'affaires, incluant idéalement une période de transition, de tutorat et d'accompagnement. Et aujourd’hui, malheureusement, cet enjeu est gravement sous-estimé. En fait, le problème est double : il faut à la fois permettre aux chefs d’entreprise de partir en pension et trouver autant de jeunes prêts à reprendre leur entreprise. Il s’agit là d’une transition démographique centrale. L’institut Itinera est très impliqué dans la problématique car nous comptons beaucoup d'entrepreneurs parmi nous, interpellés par cette question. Et donc, ils continuent à travailler très tard parce qu'ils n'arrivent pas à organiser cette transition.  Parfois, ça en devient dramatique parce qu’ils se détruisent la santé et se privent du dernier morceau de leur vie. Pour un entrepreneur, il ne s’agit pas de lier la pension à un âge mais plutôt au fait de partir à la retraite quand une opportunité de transmission réussie de l’entreprise se concrétise. Parallèlement, je pense qu’il faut rester très prudent sur le traitement fiscal des transmissions qui risque de détruire beaucoup de business. Donc préservons ce qui est en place, pour bien organiser la transition, voire renouveler les équipes et repartir avec de nouvelles orientations.

  • Et là-dedans, il y a la question du rapport des jeunes au travail et au sens qu’ils donnent.

    Oui, et j’ai envie d'insister sur cet aspect. On ne fait pas assez attention à cette lame de fond démographique qui perturbe tout. Fondamentalement, le problème n’est pas le fait de vieillir mais surtout de faire réussir l’enjeu de la relève démographique. Et il est vrai que les jeunes n'ont pas nécessairement les mêmes motivations de travail que leurs parents et l'envie de s'engager sur le long terme.  J’ai envie de prendre pour exemple le film "Kaizen" de l’influenceur Inoxtag. Ce jeune homme de 22 ans s’est préparé, pendant un an, à l’ascension de l’Everest. Du jour au lendemain, il a tout arrêté. Le message est très positif, il incite les jeunes à sortir de chez eux et à se déconnecter, à oser prendre des initiatives ambitieuses, à croire en eux et tant mieux que le film ait du succès… C’est très inspirant pour les jeunes (et les moins jeunes comme moi) car c’est un exemple concret que les ambitions sont nécessaires au talent. Il faut donc organiser les affaires différemment, pour y intégrer une certaine flexibilité dans la manière de structurer le business et permettre à chacun de développer ses ambitions et donc ses talents.

  • Il faut donc penser création d’entreprise à deux, pour pallier les absences ?

    C'est effectivement un peu la tendance chez les jeunes. Il n’y a plus ce sens de la propriété, d'avoir son périmètre à soi. On parle davantage de partenariats. Si l’un veut partir faire le tour du monde, ou se lancer un défi, il peut le faire sans mettre la boite en péril. Mais je suis conscient que ce type de management ne s’applique pas à toutes les entreprises.

  • Un management horizontal alors ?

    Horizontal, avec un partage de décisions et sans leadership central. Pour conclure, je dirai que l’essentiel est de pouvoir faire confiance aux gens. À ce titre, cela éveille mon inquiétude lorsque je vois le manque d’engagement de certains de mes étudiants. Selon moi, une promesse est une dette. Or, je sens la nouvelle génération plus incertaine sur sa capacité ou volonté à s’engager dans le long terme. Beaucoup d'employeurs s’en plaignent car le turn-over chez les jeunes est très élevé. Or, la relève démographique est là et cette instabilité pose problème aux employeurs.

     

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