Ibrahim Ouassari et Pierre Hermant

CEO DE MOLENGEEK & CEO DE FINANCE&INVEST.BRUSSELS
17/05/24

Ibrahim Ouassari est un "self made man". Après une vie d’entrepreneuriat et de consultance pour de grandes entreprises, il crée MolenGeek en 2015 et en devient le CEO. MolenGeek est un écosystème technologique international inclusif qui rend le "TechWorld" accessible aux demandeurs d’emploi pour la plupart issus de l’immigration.

Après une carrière de 18 ans dans le secteur privé, Pierre Hermant a pris les commandes de finance&invest.brussels en 2018. Marié et papa de quatre enfants, il est aussi multidiplômé d’universités belges et étrangères. Parallèlement à son poste, il enseigne à Saint-Louis, à l’UCLouvain et anime des émissions de télévision économique.

 "Redistribuons la chance qui nous a été accordée"

Au quotidien, les deux hommes évoluent dans des sphères distinctes, mais ils ont des points rassem­bleurs… et mieux, des chantiers à construire en binôme. Tous deux font évoluer l’entrepreneuriat en région bruxelloise et le porte avec conviction. L’un jongle avec les chiffres, l’autre aide à l’éclosion de nouvelles carrières. Ensemble, ils dessinent le Bruxelles de demain.

Isabelle Morgante

https://www.finance.brussels/
molengeek.com
sidegeek.com/fr

  • Ibrahim Ouassari, vous portez SideGeek(*) au quotidien, quels sont vos partenaires ?

    (IO) - Nous travaillons, entre autres, avec la Région bruxelloise qui nous soutient via un fonds spécial. SideGeek rencontre la de­mande d’entreprises, actives dans les mé­tiers en pénurie, et désireuses de bénéficier de collaborateurs issus de la diversité, for­més et avec de bonnes compétences. Bien sûr, ils n’engagent pas que pour la diversité. L’entreprise, en grande majorité des PME, va recevoir des CV anonymisés. Notre objectif, c'est que ces entreprises aient l'opportunité de rencontrer les candidats une première fois et de déconstruire les préjugés. Le but est que le talent décroche un CDI. L'une de nos forces, c’est l’accompagnement, pour que tout se passe bien et que tout le monde soit à l'aise afin de mettre les meilleures chances de réussite du recrutement.

  • Ça veut dire quoi "pour que tout se passe bien" ?

    (IO) - C'est très bien de vouloir la diver­sité, mais parfois on ne sait pas comment l'accueillir, d’autant qu’il s’agit souvent d’un premier job du candidat. Être accompagné, c’est savoir qu’on se tient bien en réunion, que les rendez-vous sont ponctuels. Des softs skills indispensables pour de bonnes relations. Du côté de l’employeur, c’est de prévoir un plat végétarien par exemple ou d’être attentif à l’équilibre vie pro/vie pri­vée. Les valeurs du candidat et de la PME doivent se rejoindre. Nous, on est là pour sensibiliser les jeunes au monde de l’en­treprise, avec leurs droits et leurs devoirs. Nous sommes là aussi pour les secouer, les respecter et poser un cadre qu’ils n’ont peut-être pas ailleurs.

    Au-delà des préjugés

  • Pierre Hermant, les dossiers que vous recevez chez finance&invest.brussels sont-ils différents d’il y a cinq ans ?

    (PH) - Nous développons plusieurs mé­tiers en soutenant les start-ups, les scale-ups mais aussi les très petites entreprises. J'aime aborder le sujet de la diversité car j'entends souvent des critiques, voire des caricatures. Nous avons investi, les cinq der­nières années, dans un peu plus de 2.100 entreprises. Et les entrepreneurs les plus dynamiques sont souvent des personnes d'origine étrangère à Bruxelles. Quand on soutient des personnes qui partent d'une situation difficile et qui choisissent l'entrepreneuriat pour créer leur propre job, c’est très motivant pour nos équipes. Nous sommes conscients que nos décisions d'investissement peuvent avoir un impact significatif sur la vie des entrepreneurs que nous soutenons et celle de leurs proches. C'est pourquoi nous traitons chaque dossier avec bienveillance et rigueur. Parfois, refu­ser de financer un projet non viable peut éviter à une personne et à son entourage de s'endetter inutilement. Il est crucial d'établir une relation de confiance, permettant aux entrepreneurs de s'engager dans des projets à la fois réalistes et créateurs de valeur. Cela peut nécessiter plusieurs tentatives avant de trouver le projet adéquat en lequel nous croyons pleinement. Pour moi, c'est une image préconçue de dire que l'étranger est là pour le chômage. Bien que je reconnaisse que cette situation puisse exister, les per­sonnes d'origine étrangère que je connais sont en réalité très résilientes et proviennent de cultures où l'entrepreneuriat est souvent vu comme le meilleur moyen d'atteindre l'indépendance financière.

  • Il y a un rapport différent au travail ?

    (PH) - À la fierté et une envie de déve­lopper son business. Nous devrions nous en inspirer. La grande majorité des entreprises bruxelloises sont de très petites structures avec moins de cinq ETP. Concrètement, sur 120.000 entreprises, on en dénombre seulement 5.000 avec plus de cinq ETP ! Et là-dedans, il y a beaucoup de mixité et de personnes qui créent leur job. C’est vrai qu’il existe des secteurs, comme les start-ups technologiques, où il y a moins de diversité mais le fonds (**) qu’Ibrahim et son associé Fabrice portent, et dans leque lF&B va investir, va certainement changer la donne. On doit mettre en place un écosys­tème qui facilite la diversité au sens large.

  • Une diversité dans laquelle on retrouve les femmes ?

    (PH) - Oui, absolument. Les dossiers de financement présentés par des femmes sont souvent mieux ficelés, plus aboutis mais avec des sommes d’argent moins élevées. Mais la diversité, ça n’est pas que ça. Pendant le Co­vid, quelques-uns de mes élèves brillants en troisième ingénieur ont décroché. J’ai reçu deux étudiants dans mon bureau et ils m’ont expliqué qu’il n’y avait qu’un ordinateur à la maison pour six enfants. Il leur était impos­sible d’étudier chez eux et la bibliothèque était fermée, une double peine. Ce sont des sujets sur lesquels on doit travailler.  Si je suis dans mon job actuel, c'est sur­tout à 85 % de la chance. La chance d'être né en Belgique, d'avoir eu des parents qui avaient du temps pour moi, d’avoir rencon­tré les bonnes personnes au bon moment… Je pense qu'on doit faire en sorte de redis­tribuer cette chance. C'est pour ça que j'ai choisi de revenir dans un job d'impact, et je constate qu'Ibrahim a choisi une voie simi­laire. Nous devons mettre en place un éco­système pour faciliter les choses parce que l'énergie, elle est là. Qui parle de diversité dans les entreprises doit aussi faire de l'in­clusion dans la diversité des compétences, des talents, des origines, des genres.

  • Quelles sont les avantages de la diversité pour les entreprises ?

    (PH) - Si l’entreprise constitue une équipe diversifiée mais qu’au final, c’est le patron qui parle et décide sans concertation, ça n’est pas intéressant. L’idée est d’aller chercher l’opi­nion de l’autre, sa vision et de donner les outils et moyens de constituer cette équipe. Je suis convaincu que la diversité est créatrice de richesses et de valeurs mais il faut la sol­liciter et lui donner accès à des postes clefs pour compenser, comme on dit, ce manque de chance.

    (IO) - Tout ce que dit Pierre est correct, mais je voudrais aussi dire que l’on doit aussi comprendre la diversité dans son ensemble. Pendant le Covid, on accueillait deux élèves par classe parce qu’à la maison, c'était im­possible de travailler, sur un ordinateur par famille avec les frères et soeurs qui jouent autour. Le confinement n’a pas été vécu par­tout de la même manière… ça n’est pas lié aux origines de la personne, mais aussi à sa classe sociale, son environnement.

  • Ibrahim, parlez-nous de MolenGeek… Combien de jeunes accueillez-vous ?

    (IO) - À Bruxelles, Charleroi et Anvers, nous accueillons au total 500 jeunes (moyenne d’âge de 27/28 ans) par an dans les formations longues de huit mois. Les formations courtes (d'un à quatre jours) sont suivies par des em­ployés envoyés par l’employeur, soit 1.600 par an. 100 % des jeunes sont des deman­deurs d’emploi. L’équilibre fille/garçon varie suivant les formations. Les filles représentent, par exemple, 35 % des formations en codage et cybersécurité. Pour aller encore plus loin, nous ouvrons bientôt une antenne à Laeken et en Gaume. Nous travaillons sur le projet ardennais depuis deux ans. Il sera doté d’un internat pour faciliter la mobilité des jeunes et leur offrir les mêmes chances de réussite, et devrait ouvrir ses portes en janvier 2025. La Gaume est à 40 minutes de Luxembourg où il y a une demande incroyable de talents technologiques.

    (PH) - C’est une excellente nouvelle ! Car les métiers technologiques s’imbriquent dans un panel très large de professions. On entend trop souvent des gens s’éloigner de la tech car pas geeks mais l’idée, c’est aussi de mettre le pied à l'étrier via les formations continues. Aujourd'hui, grâce à des environ­nements comme MolenGeek, on peut pro­poser des formations digitales ou faire du e-learning dans un tas de domaines. C'est devenu beaucoup plus accessible mais ça n'exclut pas le besoin d'un encadrement bienveillant.

    (IO) - J’aimerais rebondir sur l’entrepreneuriat technologique car je pense qu’une des barrières, c’est qu’il faut des sous avant même l’idée. D’où les trois F : friends, family and fools qui sont prêts à mettre un peu d'argent pour travailler sur l’idée… et aller présenter le projet à Pierre.

    (PH) - Et si je suis dans un pays qui n’est pas le mien, sans argent, que je n’ai pas de réseau, les trois F, ça ne fonctionne pas ! Donc, il faut trouver comment on soutient l'amorçage et la préparation de projet. Quand le projet a décollé, qu'il soit de la diversité ou pas, il y a les fonds.

    Valoriser l’échec

  • Ibrahim, revenonsen à SideGeek. Le taux d’engagement est déjà de 35 % mais vous visez bien plus haut évidemment.

    (IO) - Oui, l’an passé, 85 % des jeunes ont soit trouvé un emploi, soit lancé une entre­prise ou continué à se former. Un candidat salarié sur deux a mis moins de trois mois à trouver un poste.

  • Quels sont vos rapports avec Actiris ?

    (IO) - Très bons. Nous mettons en place un accompagnement des conseillers Actiris sur les formations que nous proposons. Actiris a des défis particuliers, face à une population qui pour 70 % d’entre elle, n’a pas le CESS ou ne parle pas une des langues nationales. Les jeunes ont du mal avec Actiris car ils pensent qu’ils seront renvoyés vers des petits bou­lots. Or, ils ne veulent pas ressembler à leurs parents et essayent de devenir quelqu’un d’autre. Nous avons aussi de bonnes relations avec Bruxelles formation.

  • Pierre Hermant, que regardez- vous dans le dossier d’une demande de financement ?

    (PH) - Nos critères sont financiers et on analyse le business plan. On ne brains­torme pas le projet. On regarde la persé­vérance et la résilience de la personne qui sera testée dans un échange car il y a des gens qui sortent avec un diplôme top mais sont incapables de vendre un Frisco en été ! Et puis, il y a des gens qui n'ont pas du tout de diplôme mais sont débrouillards et si on leur ajoute une série d'autres compétences, on peut très vite les mettre sur orbite. Cela dit, je trouve que l’on devrait (aussi) valoriser davantage l’échec. Une entreprise, c’est rare­ment comme du papier à musique ! Il faut une capacité à se prendre une claque et à rebondir. Je suis convaincu par ceux qui ont la rage de se relever. J’aime parler de l’idée de repondérer la chance que l’on a reçue à la naissance, mais il y a aussi la discipline et le travail.

  • Ibrahim, à l’aube des élections, qu’avez-vous à dire à la classe politique ?

    (IO) - Je vois énormément d'entreprises qui veulent engager des talents d’ici, mais ne trouvent pas et recrutent hors Belgique. En Inde, on enregistre chaque année plus d’un million d’ingénieurs en plus sur le mar­ché de l’emploi. Ça, c'est la différence et le vrai défi pour les entreprises. Pour moi, les hommes politiques doivent avoir plus d'am­bition et oser faire les choses, investir là où il le faut, pour que Bruxelles devienne une des capitales digitales d'Europe. J'ai l'impression qu’on met des petits sparadraps sur la de­mande du marché belge. Un exemple : nous avons mis en place le programme "Work and learn" à destination des entreprises dans des secteurs en pénurie. Un projet qui fonc­tionne bien en Flandre, un peu moins à Bruxelles et en Wallonie. En Flandre, nous avons mis des partenariats de travail et de formation avec un call center, qui peine à recruter. Donc nous, on les recrute à leur place. Les candidats travaillent et sont payés trois jours par semaine, les deux autres jours sont utilisés pour les former. Le programme dure un an et demi, c'est l'entreprise qui paye tout. Il n'y a pas un franc d'argent pu­blic dans ce projet-là. Donc des solutions, il y en a. Il suffit d'être créatif et de mettre les choses en place. Imaginons ce principe dans la construction, avec des primo-arrivants à qui on apprend le métier mais aussi une langue deux fois par semaine. Aujourd’hui, c’est l’impact qui nous touche et qui nous donne envie de nous lever le matin.

  • Et vous Pierre, quel est votre message ?

    (PH) - Les défis budgétaires arrivent, le poli­tique le sait déjà. Nous avons le devoir de soutenir l'entrepreneuriat dans ce contexte compliqué. J’insiste sur deux éléments : la formation continue et le super potentiel de Bruxelles où naissent des projets ambitieux. Brussels Expo, les hôtels Astoria et Métropole… tout ça va créer toute une série d'emplois. Il faut aussi positionner Bruxelles sur la carte dans le domaine des techs et de la transition. On sera là pour aider à trouver les moyens et continuer à faciliter et compléter la chaîne de financement des entreprises.

    (*) Side geek est une plateforme qui met en relation des entreprises désireuses d’engager des talents formés par Molengeek.

    (**)  Ce fonds, appelé The Blue print, permettra aux jeunes, issus de la diversité, et porteurs de projets technologiques type start-up, de trouver un interlocuteur financier privé/public spécialisé en la matière. Il devrait voir le jour en septembre prochain.

     

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