UCM a organisé sa réception annuelle sur le thème des freelances, une zone grise entre indépendants et salariés. Conclusion : l'emploi temps plein n'est plus le modèle du travail au XXIe siècle.
Thierry Evens
Le monde évolue et le marché de l'emploi n'échappe pas aux changements. C'est même un bouleversement qui s'annonce dans le monde du travail. D'une part, les actifs en général et les jeunes en particulier n'ont plus nécessairement envie de passer 38 heures par semaine dans une entreprise, dans un lien de subordination. Ils cherchent du sens et de l'épanouissement dans leurs activités. Gagner sa vie reste nécessaire, mais ne suffit plus pour s'engager dans un contrat.
D'autre part, les entreprises en général et les PME en particulier n'ont plus nécessairement envie de collaborateurs temps plein immuables. Leurs besoins en volume de travail et en compétences évoluent rapidement et les contrats à durée déterminée, les temps partiels, l'intérim ou la sous-traitance peuvent permettre davantage de souplesse, d'agilité et de croissance.
Cette double évolution était au cœur du débat organisé par UCM lors de sa réception annuelle. Quelque 400 personnalités, indépendants et chefs de PME ont pu entendre deux témoignages éclairants. Carine Deby d'abord, patronne de Body Concept Training, a créé avec son mari un concept et un réseau de coaches sportifs franchisés il y a quinze ans. "Nous en avons une soixantaine, recrutés pour leur personnalité, explique-t-elle. Nous pourrions en avoir plus mais nous voulons des gens qui partagent nos valeurs et notre passion. Le recours à des freelances s'est fait naturellement. Je n'ai pas réfléchi, j'ai foncé !"
Damien Quisquater est consultant RH spécialisé dans la recherche de freelances pour des missions spécifiques dans les entreprises. "Est-ce le statut rêvé ? Pour ceux qui l'apprécient, oui, répond-il. Il faut une mentalité particulière pour être freelance. C'est mon cas : je préfère avoir des clients que des managers."
Martin Willems (CSC) essaie d'affilier au syndicat chrétien les indépendants qui travaillent en BtoB, avec un seul client, comme les chauffeurs Uber ou les livreurs. "Ils se retrouvent dans une forme de subordination avec des risques d'abus. Nous voulons donc les défendre." Et de plaider pour une augmentation des cotisations des indépendants via un déplafonnement.
La proposition fait bondir Clarisse Ramakers, directrice du service d'études UCM. La sécurité sociale des indépendants est extrêmement solidaire et dispose de moyens suffisants pour améliorer le droit passerelle et les pensions. "Pas besoin d'un troisième statut, dit-elle. Les carrières mixtes sont de plus en plus fréquentes et cela répond à la fois au besoin d'autonomie des individus et à celui de flexibilité des entreprises."
Deux dirigeants en colère
La réception annuelle est l'occasion de délivrer un message UCM aux responsables politiques. Le président, Pierre-Frédéric Nyst, a évoqué l'actualité politique et stigmatisé le vide du pouvoir au fédéral et l'incapacité des partis à prendre leurs responsabilités.
"C'est un mauvais film. Nous avons dit dès le lendemain des élections que si aucune majorité n'était possible, il fallait le dire et retourner aux urnes. Près de dix mois plus tard, on tourne toujours en rond malgré les urgences qui s'accumulent et le gouffre budgétaire qui se creuse. Aucun chef de PME ne pourrait se permettre de laisser ainsi dériver les choses."
Pierre-Frédéric Nyst a salué la mise en place de gouvernements régionaux attentifs aux entrepreneurs, tant en Wallonie qu'à Bruxelles. "Mais nous attendons toujours les actes", a-t-il ajouté.
Le secrétaire général UCM, Arnaud Deplae, a cité Antonio Gramsci et les "monstres qui surgissent quand le vieux monde se meurt et que le nouveau tarde à apparaître." Il évoque Donald Trump, le Brexit, les populismes et communautarismes, mais aussi la volonté d'un syndicat, la CSC, d'affilier des indépendants. "Nous acceptons la concurrence, sauf celle qui divise et permet aux décideurs de faire leur choix dans les revendications. Les indépendants ont choisi un équilibre entre leurs cotisations et leur protection sociale. Il faut le respecter."
Un coup à gauche, un coup à droite avec la volonté de certaines organisations de défense des grandes entreprises de parler au nom de tous les entrepreneurs. "Qui parmi vous, demande-t-il à l'assemblée, considère vivre la même réalité, avoir les mêmes besoins qu'une multinationale ?" Aucune main ne s'est levée…
Orateur invité à la réception UCM, Denis Pennel est un conférencier d'envergure mondiale. Ce diplômé de l'Institut d'études politiques de Paris a travaillé notamment à Londres, comme responsable de la communication de Deloitte et de Manpower. Directeur général de la World Employment Confederation depuis 2005, c'est un interlocuteur régulier des autorités françaises, européennes et de grandes organisations internationales sur la question du travail. Il a publié plusieurs ouvrages dont "Travail, la soif de liberté", qui a fait grand bruit en 2017. Interview…
- Vous constatez un passage du salariat au "libertariat". Peut-on dire du travail subi au travail choisi ?
- Absolument. Choisi et, j'ajoute, maîtrisé. Les individus veulent davantage d'autonomie et donc reprendre le contrôle de l'organisation de leur travail. Le salariat a imposé des contraintes d'horaires et de lieux et une relation de subordination devenue trop pesante. Je ne dis pas que le salariat va disparaître, mais il doit s'adapter à une nouvelle réalité économique et sociale. Soit l'adaptation se fera en interne, par une évolution des règles et des pratiques, soit elle se fera en externe, avec la montée déjà observée du travail indépendant.
- La tendance à l'autonomie est renforcée par le fait qu'un travailleur n'est plus nécessairement lié à l'entreprise par l'outil ?
- Bien sûr. Les jeunes sont mieux équipés en informatique que ce que leur propose leur employeur. Dans l'économie du savoir, il y a deux outils de production : le cerveau et l'ordinateur. Avec le wifi, vous pouvez travailler de n'importe où.
- Pour les activités manuelles, les plateformes sont des outils de libération ?
- Oui et non. Elles facilitent l'accès au marché du travail y compris – et c'est important – pour les plus défavorisés. Il n'y a pas de discrimination à l'embauche quand vous commandez un service en ligne sans savoir qui le fournit. Les plateformes permettent aussi plus d'autonomie : je travaille où je veux, quand je veux. Mais il faut les domestiquer. Certaines, comme Uber, mettent en œuvre une forme de subordination, une surveillance étroite avec des pénalités en cas de non-disponibilité. Leur activité doit être réglementée ou au moins être soumise à une charte de bonnes pratiques.
- Le salariat va se maintenir là où il y a contact avec le client : restaurants, maisons de repos… ?
- Je ne suis pas sûr que ce soit le critère. Une infirmière peut travailler comme indépendante pendant une partie de son temps. Le salariat a été inventé par le patronat au XIXe siècle pour réunir au même endroit le capital, les machines et la main-d'œuvre afin de pouvoir produire à la chaîne. Pour que la chaîne fonctionne, il fallait que tout le monde soit là au même moment et au même endroit. On est à l'opposé d'un concept de liberté et d'épanouissement. Le salariat a fonctionné parce qu'on y a lié une garantie de revenus et une protection sociale. Aujourd'hui, les carrières sont mouvantes et le deal n'est plus équilibré : il reste la contrainte mais la sécurité s'est réduite.
Activités nouvelles et diversifiées
- Vous êtes optimiste quant aux conséquences de l'arrivée des robots et de l'intelligence artificielle…
- C'est l'histoire des 2000 dernières années qui nous impose d'être optimistes. Tous les progrès technologiques ont détruit des emplois, mais en ont créé davantage. Ce qui va se passer, c'est que tout ce qui peut être automatisé le sera. Les tâches pénibles, laborieuses, dangereuses vont disparaître et le travail va se recentrer sur la valeur ajoutée humaine. D'un côté, il y aura des métiers hautement qualifiés de création, de résolution de problèmes complexes, de conseils en tous genres. De l'autre, vont se développer des métiers de services aux personnes dans le tourisme, le bien-être, la santé, la restauration, les loisirs…
- Peut-on imaginer dans ces secteurs aussi un travail libéré ?
- Bien sûr. Être au service de quelqu'un n'est pas nécessairement un esclavage. Les individus pourront reprendre le contrôle de leur lieu et de leur temps de travail. Vous pouvez très bien choisir de travailler dans une maison de repos à mi-temps et développer d'autres activités en parallèle.
- Y compris bénévoles ?
- Absolument. La multi-activité se développe : j'ai un emploi à temps partiel, du travail via une plateforme ; je donne des cours de yoga en indépendant et un coup de main à une asbl. Dans la majorité des cas, cette "dispersion" est un choix. J'ai plusieurs centres d'intérêt, plusieurs passions dont je souhaite faire une activité professionnelle, et donc je cumule.
- Cela pose le problème de la protection sociale, qui reste très liée à l'emploi salarié…
- Ça, c'est la vraie question ! Le droit du travail s'est déjà énormément adapté. Les contrats se sont diversifiés. En revanche, hors salariat, la couverture contre les aléas de la vie est moins bonne. Mais la situation évolue. Le statut des indépendants s'est fortement rapproché de celui des salariés. Je pense qu'il faut garantir un socle minimal à chacun et que ceux qui veulent plus paient plus. Nous allons vers un compte individuel alimenté en fonction du temps travaillé, quelle que soit l'activité. Bien entendu dans un système solidaire où ceux qui ont besoin d'aide la reçoivent.
- Vous regrettez qu'il n'y ait pas de démocratie dans les entreprises. Est-ce vrai aussi dans les PME ?
- Je regrette un déficit, pas une absence de démocratie. L'entreprise ne doit pas être libérée, mais délibérée. Les collaborateurs doivent se sentir responsables, être associés aux décisions. C'est plus facile dans les PME, moins bureaucratiques, où le dialogue est possible.
- Conseilleriez-vous aux chefs de PME de ne pas privilégier les contrats salariés plein temps à durée indéterminée ?
- La diversification est le mot clé. Selon l'activité, le carnet de commande, la conjoncture, le patron doit jouer comme avec des curseurs sur une table de mixage. J'ai besoin de quelqu'un dans la durée, j'embauche. J'ai un coup de feu, j'appelle des intérimaires. Il me faut un créatif pointu, je vais chercher un indépendant. Cette diversification rencontre les attentes des individus : puisque tout le monde n'a plus envie de travailler au même endroit, au même moment, il faut une offre de travail diversifiée et personnalisée.
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