Bernadette Delange est affineuse fromagère. Elle représente la troisième génération et ses enfants reprendront le flambeau. Artisane, elle plaide pour un encadrement du secteur.
Isabelle Morgante
L'histoire du commerce est intimement liée à sa région, son terroir et son savoir-faire. C'est bon-papa Désiré qui, grossiste en beurre de son état, s'installa à Waterloo en 1947, délaissant sa petite crèmerie de Woluwe-Saint-Pierre. Il traversait la Belgique pour collecter ses matières premières dans les fermes, mais fut pris d'un coup de cœur pour ce qui était encore à l'époque le village de Waterloo. "Mon grand-père a tout de suite senti le développement à venir et tout le potentiel économique. Georges, mon père, a commencé à travailler à ses côtés à l'âge de 16 ans. Il suivait des cours de gestion en soirée, apprenait le métier et assurait les livraisons sur son vélo. Il était motivé et avait beaucoup de courage. À cette époque, chez nous, on parlait davantage d'épicerie que de crèmerie car on y vendait du café, du chocolat et quelques confitures, avant de s'orienter vers le fromage. Au début, le choix était limité mais il y avait toujours un camembert et de l'emmenthal dans le présentoir du magasin", se souvient Bernadette Delange.
Au décès prématuré du grand-père (1956), Georges a repris le commerce qu'il a géré avec sa maman. Un an plus tard, il en tenait exclusivement les rênes.
Pas à pas
"Le développement de l'entreprise est allé de pair avec celui de la commune. À l'arrivée des supermarchés, il a fallu se spécialiser et se distinguer de la grande distribution pour faire concurrence. Le vrai virage avec le lancement de la fromagerie telle qu'elle est aujourd'hui date de ces années-là", analyse l'artisane.
Puis est venu le déménagement, au 244 de la Chaussée de Bruxelles, donnant à la famille la possibilité de développer un bel espace d'une centaine de mètres carrés et d'y installer magasin, remise, frigo et atelier. Plus tard, ces artisans ont mis à profit le passage latéral de cette ancienne maison de maître et l'ont transformé en accès à un espace d'affinage, à l'arrière du bâtiment. Cet endroit, aujourd'hui, est en quelque sorte l'antre de Bernadette, la "cave à secrets de Saint-Michel" comme elle dit : c'est là qu'elle stocke ses roues de Comté, au nom de son titre d'Ambassadrice du Pays du Comté. Cela fait plus de quarante ans qu'elle connaît les moindres recoins du magasin. "J'ai véritablement commencé à travailler aux côtés de mon père à la fin de mes humanités, dans les années septante. Mon père avait déjà développé l'affinage grâce à ses contacts avec des collègues français, en parfait autodidacte qu'il était. Aujourd'hui, des cours sont donnés mais dans les années soixante et septante, rien de tout ça n'existait."
En 1986, les parents de Bernadette ont pris leur retraite. Une époque marquée par la diversification de l'offre, notamment en volaille et en gibier, pour éviter (entre autres) que les clients ne partent s'approvisionner en région bruxelloise. "Nous avons eu des périodes de doute. Une grande surface a déménagé, les derniers boucher et boulanger de la rue ont fermé leurs portes, notre fromagerie était l'unique commerce alimentaire survivant. Nous nous sommes demandé si nous devions continuer, arrêter ou déménager... mais trouver un tel espace n'est guère facile et nous avions mal au cœur à l'idée de partir. Alors, nous sommes restés et avons fait front."
La Fromagerie Saint-Michel, qui est maintenant la plus ancienne du Brabant wallon, propose en moyenne 170 références de fromages, avec un pic possible jusque 300. Elle bénéficie d'une clientèle fidèle, attachée aux bons produits. "Nos clients sont évidemment brabançons, mais pas seulement. Certains parcourent de nombreux kilomètres pour venir chez nous. Ils ne sont pas tous nantis comme on pourrait le croire, nous en avons qui achètent peu mais qui tiennent à privilégier la qualité à la quantité, et qui font confiance à des commerçants de proximité. C'est juste une question de priorité, ils ont décidé de ne peut-être pas partir en vacances mais de se faire plaisir toute l'année."
Et à ce propos, Bernadette Delange, qui siège à la commission artisans pour l'UCM et préside le comité de direction de l'Union professionnelle des fromagers de Belgique, salue le retour des consommateurs vers les commerçants indépendants. "Si nous voulons rester en place et dans le tissu urbain, nous devons motiver le public à venir nous voir et à surmonter les difficultés comme les travaux et les soucis de mobilité, et aussi être exigeants avec nous-mêmes."
En famille
Bernadette représente la troisième génération, à laquelle est venu se greffer son époux Daniel, délaissant son métier d'ingénieur pour intégrer l'aventure fromagère familiale. "C'était une belle façon d'entrevoir une vie d'indépendants ensemble. Depuis, nos enfants, Fabien et Julie, ont décidé d'abandonner eux aussi leur métier (maîtrise en informatique pour lui, puéricultrice pour elle) et nous ont rejoints."
Pourtant, lorsqu'ils étaient plus jeunes, on ne peut pas vraiment dire que les enfants aient été séduits par l'art fromager. L'envie de rejoindre le bateau est venue progressivement, chacun ayant à cœur de voir cette belle entreprise de plus de sept décennies continuer sa trajectoire heureuse. "Le déclic a été le décès des grands-parents. Le clan familial a été ébranlé, Julie a alors demandé un congé sans solde à son employeur. Cela lui a permis de découvrir la beauté du produit, la convivialité du métier et la communication avec les producteurs. Cela fera quatre ans en janvier prochain que Julie est au comptoir. Fabien est arrivé voici 18 mois pour reprendre la gestion."
Aujourd'hui, la Fromagerie Saint-Michel, c'est donc Bernadette, Daniel et leurs deux enfants, auxquels s'ajoutent Nora, Claude, Shirley et Annick. "L'artisanat, c'est un état d'esprit, c'est aussi un sacrifice car il ne faut pas compter ses heures. Obtenir le label par la commission artisans est important car c'est une reconnaissance du statut et cela met nos spécificités professionnelles en avant. Le concours d'excellence créé par l'Union des fromagers en 2006 en est le meilleur reflet, il redonne de la fierté aux jeunes, tout en créant de l'intérêt envers la profession. Celle-ci a désormais repris sa place dans la liste des métiers de bouche. L'intelligence de la main est le propre de l'artisanat."
Où s'arrête le travail d'artisan ?
Bernadette Delange est présidente de l'Union professionnelle des fromagers et a en outre été chargée par l'UCM de la représenter au sein de la commission artisans qui délivre le titre tant convoité. Un organe qui attribue le sésame aux indépendants du secteur artisanat employant moins de vingt personnes. C'est une volonté affirmée. "Je pense que, selon les professions, dix ou quinze salariés, c'est déjà trop. Tout est aussi dans l'esprit et la nature de la profession. Si l'âme dirigeante n'est plus qu'un gestionnaire, ça nous pose un souci car ça l'éloigne de la partie manuelle. Au-delà de vingt personnes, que devient l'artisanat face au volet commercial ? En France, on est artisan en dessous de dix salariés, nous avons déjà dépassé largement cette limite. Je me suis impliquée dans la commission car je crois en ces valeurs et je sais que mes enfants vont les perpétuer."
À noter, et c'est important, que le label décerné par la commission sera obligatoire pour pouvoir participer à la prochaine édition de la Journée de l'artisan, en novembre.
Ambassadrice du Pays du Comté, Bernadette affine les roues du précieux fromage chez elle, à Waterloo.
Ambassadrice du Pays du Comté, Bernadette affine les roues du précieux fromage chez elle, à Waterloo.
Vers des avantages concrets
L'artisanat est une activité économique importante. C'est aussi un secteur qui apporte de la qualité de vie. De la gastronomie à la bijouterie, de la mode à la réfection d'objets anciens ou à la mécanique traditionnelle, les artisans entretiennent un savoir-faire, contribuent au rayonnement du pays et prouvent chaque jour que métier et passion peuvent se conjuguer.
L'UCM a demandé et obtenu, en mai 2016, la définition légale de l'artisan (voir ci-dessous). Dans la foulée de cette loi, la commission artisans a été créée pour examiner les demandes de reconnaissance. Elles peuvent être introduites en ligne (lesartisans.be). La décision est prise dans les deux mois si le dossier est complet. Sinon, la commission a quinze jours pour demander les informations manquantes. L'agréation est valable six ans. Environ 1.600 demandes ont été introduites et mille ont abouti favorablement. Elles relèvent de toutes les disciplines et proviennent de toutes les régions du pays.
Les artisans reconnus sont repris dans un registre et peuvent faire valoir leur qualité. Pour l'UCM, il faut aller plus loin dans la promotion de l'artisanat. Le taux de TVA devrait être réduit à 6 %, comme c'est le cas pour les produits et services du secteur artistique. Les artisans devraient aussi bénéficier d'un avantage fiscal pour l'embauche de stagiaires. La transmission du savoir-faire et des compétences doit être encouragée. C'est aussi une manière de valoriser les métiers techniques et manuels.
Le 1.000e artisan certifié !
Depuis le 1er mai 2016, une loi définit la notion d'artisan. L'UCM siège activement à la commission d'agréation qui examine les demandes et accorde le titre. Depuis sa création, elle a analysé plus de 1.600 dossiers. Pour être reconnu artisan ou entreprise artisanale, il faut être un indépendant en personne physique ou une personne morale comptant moins de vingt salariés. Il faut exercer des activités présentant des aspects essentiellement manuels, démontrer le caractère authentique, développer un certain savoir-faire axé sur la qualité, la tradition, la création ou l'innovation. En sa séance du 16 avril dernier, la commission a reconnu le 1.000e artisan certifié. Il s'agit d'une Bruxelloise : Brigitte Evers, conservatrice du patrimoine architectural et restauratrice d'œuvres d'art. Elle est spécialisée dans la création du trompe-l'œil et les imitations de matières telles que les bois et marbres. Elle s'est perfectionnée dans la restauration et la conservation de peintures anciennes et de fresques.
Du 18 au 22 novembre prochain, Wallonie Entreprendre organise la neuvième édition de la Semaine de la Transmission. Une semaine riche en événements aux quatre coins de la région et en ligne durant laquelle 40 conférences et ateliers sont prévus.
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