Ce dossier n’a pas été réalisé par CHATGPT
(RH)évolution s’est penché sur le vaste sujet de la digitalisation de notre époque et, de facto, comment les nouvelles technologies s’imposent dans les entreprises et la gestion de leurs ressources humaines. Une certitude, elles sont désormais inévitables.
L’histoire lui a déjà gardé une place. Son petit nom de baptême ? Quatrième révolution industrielle. D’ailleurs, elle l’a même intronisée. Oh, plus dans les pages jaunies de ses incunables, non. Plutôt dans ses lignes de codes, des octets bien au chaud sur un serveur quelque part dans le monde. Cette révolution, c’est évidemment celle du numérique, une transformation 2.0 qui chamboule le quotidien comme elle redéfinit les codes de l’entreprise. ChatGPT fait figure de marraine dans cette histoire digitale mais la plus connue des IA, intelligence artificielle pour ceux qui sortiraient d’une caverne, n’est qu’une tonitruante partie de cette transmutation. TikTok, Teams, les chatbots, HeyGen et ses clones (non, pas clowns), le télétravail ou même cette enceinte connectée qui vous alerte quand la cuisson des pâtes est terminée, voilà autant de notions qui ne balbutiaient même pas il y a quelques années. La digitalisation de nos sociétés, comme des sociétés d’ailleurs, est prise dans un tourbillon de datas qui semble sans fin. Dès lors, comment l’appréhender ? Comment, au niveau de l’entreprise, organiser ces nouveaux moyens de production où s’entremêlent monde physique et son pendant numérique ? Comment maintenir l’équilibre entre le développement technologique et l’aspect humain ?
Entretien via chatbot
Cette vaste thématique a concentré toutes les attentions de la deuxième édition de (RH)évolution. À Tubize, une septantaine de patrons et de directeurs des ressources humaines ont partagé leur(s) expérience(s) lors d’une soirée dans le cadre élégant de la Cense d’Herbecq. La montée en puissance du télétravail a évidemment affecté les relations humaines au sein des entreprises. Le « screening » des CV par une IA n’a rien d’une norme mais l’idée fait son chemin aussi vite qu’un appel WhatsApp relie deux continents. Et que penser des entretiens vidéo forcément normés avec un chatbot pour sélectionner son prochain collaborateur ? Quand la machine décide pour l’humain, finalement, la dystopie glaçante n’est plus très loin. Où placer le curseur de la limite ? Plus que dans les autres domaines, un enjeu crucial consiste à préserver l’élément essentiel de la fonction RH : l’humain.
Professeur à l’IHECS et philosophe, Pascal Chabot a ouvert la soirée par une conférence qui questionne sur le temps, le sens, le progrès utile et sa déclinaison subtile, pour résumer très sommairement son intervention. Un panel d’intervenants a ensuite capté la lumière du débat. Jeroen Franssen (Agoria), Aurélie Couvreur (Microsoft Innovation Center), Sakina Yildirim (Groupe santé CHC), Pascal Denhaerinck (CESI) et Marc Boumal (UCM) ont échangé sur la question de l’équilibre entre IA et digital. Ils ont partagé leurs réalités, les défis qu’elles proposent et les craintes qu’elles imposent face à l’avancée des nouvelles technologies au sein de leur entreprise.
En résulte, après des échanges féconds d’enseignements et parfois de divergences, une volonté évidente de ne pas subir cette mutation 2.0 mais plutôt d’embarquer les collaborateurs comme des acteurs de cette transition. Le tout avant de finir la soirée en partageant un verre et des moments de réseautage entre humains. Connectés en face à face et pas en Facetime.
Marc Boumal : « Un outil qui peut aider,
pas se substituer à l’homme »
Directeur des Ressources Humaines chez UCM, Marc Boumal le pose sans circonlocutions, dès les premiers souffles de l’entretien : « l’intelligence artificielle est un sujet qui ne laisse personne indifférent ». Car, plus qu’un débat polarisant, basé sur une logique seulement binaire, l’IA se veut aussi plurielle que les usages qui peuvent lui être affectés. Ce qui, de facto, ouvre le champ des possibles autant qu’il impose son lot de garde-fous. Cette intelligence d’octets est vaste, nébuleuse ou magique selon le prisme. L’utiliser ? Si oui, comment ? Et surtout, jusqu’où ? « Les nouvelles technologies sont omniprésentes dans le domaine des RH. Je pense par exemple à l’automatisation des demandes de congés ou aux fiches de paye électroniques. La différence avec l’IA, c’est que son impact est infiniment plus important et rapide que toutes les évolutions antérieures. Et son impact par rapport aux métiers RH risque de suivre cette tendance. »
Le questionnement est évidemment plus vaste que le « simple » domaine des RH. « Oui, car si l’IA devient plus qu’un outil, on change alors de paradigme, le monde du travail change complètement, même l’humanité change complètement », reprend Marc Boumal. « C’est un outil, à utiliser à bon escient mais qui ne doit en aucun cas prendre la main sur l’humain. Par rapport au recrutement, quel qu’il soit, l’humain doit toujours avoir la décision finale. Mais, comme tout outil, tout dépend des usages qu’on en fait. C’est un piège si on ne se pose plus les questions nécessaires, s’il n’y a plus cette capacité d’analyse, cette prise de recul. Si l’IA propose une réponse, décide que c’est Pierre à la place de Jean et que l’humain n’a plus de place dans ce processus de décision, le rapport de force est différent. Comme n’importe quel outil, la formation des personnes pour l’utiliser est indispensable. Donnez une voiture à quelqu’un qui ne sait pas conduire, il va faire un accident. Il y a une multitude d’intelligences artificielles mais ce qu’il faut, ce sont des modes d’emploi, en italique et avec des guillemets, si j’ose dire. »
Primeur à l'humain
Dans les ressources humaines depuis plus de trente ans, le directeur RH d’UCM connaît évidemment les différents écueils qui peuvent impacter sa profession. Et il n’est en rien contre l’usage de l’IA pour les lisser, s’il est, peut-être pas cadenassé à quadruple tour, mais en tout cas normé. « Pourquoi ne pas l’utiliser pour faire un tout premier tri et écarter les gens qui n’ont pas du tout le profil ? Par exemple, si le poste requiert cinq ans d’expérience et que la personne sort des études. Ou que le poste nécessite un parfait trilingue et que le candidat ne parle que le français. Des critères sans valeur ajoutée, mais ça doit s’arrêter là. Le décryptage de la personnalité du candidat, derrière ces caractéristiques techniques, là, et j’insiste, doit rester du ressort de l’humain. Et avec le risque, au final, que l’humain se trompe plus que la machine mais ça restera un humain qui gère l’humain. Et l’humain, ce n’est pas, par définition, juste des données. »
C’est que, là aussi et même si la réflexion plonge dans les grands questionnements qui agitent les barbes des philosophes depuis qu’ils ont élaboré la notion même de la pensée, la perfection absolue n’est qu’une notion théorique pour l’humain. Encore faudrait-il la définir mais cela pour dire que le biais, au sein des ressources humaines, peut aussi être humain. « Oui car l’IA peut amener une dérive mais fondamentalement, le risque de dérive existe déjà aujourd’hui. L’intelligence artificielle ne va pas imposer à l’humain qui décide mais elle ne sera pas sensible à certains critères de sexe par exemple. Un homme ou une femme le pourrait, même inconsciemment. Un entretien avec un robot, ce n’est juste pas possible pour moi. Mais je suis quelqu’un de ma génération, une personne vingt ou trente ans plus jeune va peut-être trouver cela génial. Je ne le juge pas, je n’en sais rien… Je reviens à l’image d’un outil qui peut aider. Pas se substituer à l’homme, même si c’est pour corriger certains abus. C’est un vaste débat mais imaginons une IA plus neutre, plus éthique qu’un humain, doit-on laisser la machine décider ? Un peu comme une dissertation, vous avez deux heures… »
De son côté, UCM planche aussi sur une utilisation spécifique de l’IA dans ses activités. Le projet est en construction, cerclé d’échafaudages mais, et le DRH l’assure, « le personnel restera au centre de toutes les attentions. Il n’y aura jamais l’objectif de le remplacer ».
« Chaque technologie
a suscité des peurs
mais ici, c’est inédit »
La technologie dévorante, la puissance absolue de la machine qui a aliéné l’humain réduit à subir ses dictats dans une « version ChatGPT » de Georges Orwell ? Ou, au contraire, sa variation colorée, celle de la complémentarité, d’une béquille salvatrice et créative qui accompagne l’humain pour effacer ses retranchements ? Difficile de tracer un trait définitif sur une des deux assertions tant l’équilibre entre l’homme et la machine est subtil. A fortiori dans cette époque d’omniprésence des technologies. Philosophe passionné et professeur reconnu pour ses nombreux travaux sur l’impact des technologies sur l’Humain, Pascal Chabot a permis à l’assemblée de (RH)évolution d’appréhender cette « chose numérique » autrement. Notamment via les concepts de « surconscient » et de « digitose », qu’il développe dans son ouvrage « Un sens à la vie ». Soit, pour le « surconscient », le dôme numérique auquel nous sommes connectés et, pour la « digitose », les conflits qu’il y a entre le conscient et ce « surconscient », la pathologie du branchement au numérique. L’occasion, dans la foulée de son exposé, de poursuivre la réflexion. Dans le cadre des ressources humaines comme dans celui, plus vaste, de la vie, tout simplement.
Sous quel prisme doit-on aborder la question de la technologie ? Celui du problème ou au contraire celui de la solution ?
Il est impossible de répondre à cette question parce que la technologie est un environnement. Elle est un monde dans lequel nous sommes immergés. Pas juste un outil ou un ensemble d’outils. Elle est un conditionnement de notre mode de vie. Une transformation de l’individu. Alors, un plus ou moins ? C’est plutôt une manière de résoudre une série de problèmes plus anciens. Comme celui de la communication, par exemple. Ou celui de la bonne répartition des tâches pour un agenda. Soit des manières de résoudre des problèmes mais en en créant des nouveaux évidemment. Comme tout environnement, il y a une manière de solliciter de façon différente les esprits. Et puis, il faudrait presque faire du cas par cas. Quelle technologie est profitable, quelle technologie a des effets moins profitables ?
C’est un refrain dans les romans d’anticipation par exemple, mais il y a tout de même cette peur manifeste que la machine remplace l’humain, que le robot prenne le contrôle. Une sorte de remplacement 2.0…
Oui, le but du développement de la technologie est très souvent le remplacement de l’humain. Les technologies, on leur délègue une série de tâches jadis exécutées par des humains. Le remplacement fait partie de l’évolution des technologies. Je vous donne un exemple : 70 % de la population belge travaillait dans l’agriculture en 1900. Voyez aujourd’hui, on en est à moins de 5 %. Donc, des remplacements, il y en a eu et il y en aura encore. Mais sachons tout de même que ces remplacements sont des déplacements. Pour que le tracteur ait remplacé la force manuelle, il a fallu que des personnes travaillent dans l’industrie automobile et dans celle des tracteurs, dans la vente… Quand une technologie est véritablement disruptive, elle rend obsolète un pan d’activité, très rapidement. Comme l’appareil numérique qui a rendu obsolètes les studios photo Kodak, par exemple, tout en créant un nouvel écosystème. Le remplacement a tout à fait lieu et la peur fait partie des réflexes de l’humain qui est fondamentalement conservateur. Mais il ne faut jamais oublier que les jeux sont rejoués, ailleurs et autrement.
Mais, avec la nouvelle puissance des intelligences artificielles, cette peur de perdre son métier est plus que jamais d’actualité…
C’est certain, quand vous fréquentez ChatGPT, vous êtes quand même sidéré, plus que stupéfait, par la puissance de ces machines à produire du sens ou du visuel artificiel et, évidemment, la gamme d’émotions qui l’accompagne. C’est une gamme d’enthousiasme et puis quand on pense à soi-même, il peut y avoir un sentiment de rivalité. Soit la prise de conscience que je suis remplaçable. Prenez les traducteurs, les rédacteurs de contrats, de budgets... Tout cela peut être assorti d’une peur de remplacement. Elle existe, il faut la prendre au sérieux. Chaque technologie a suscité des peurs. Ici, ce type de peur est inédit car on va vers les métiers intellectuels. Les métiers du sens, et on peut se rendre compte que d’ici quinze, vingt ans, le paysage des métiers intellectuels ne sera plus du tout le même. Une stratégie individuelle accompagne cette peur, soit pour être affecté le moins possible, soit pour en profiter au mieux. Mais ce qui reste à inventer, ce sont des stratégies collectives qui doivent toucher le monde de l’enseignement et celui des entreprises.
Quand vous parlez de stratégie collective, c’est pour accompagner ou, au contraire, contrôler ces intelligences artificielles ?
La vérité, c’est qu’on est déjà couplé à des intelligences artificielles. L’existence du « surconscient » et de la « digitose » est développée comme théorie pour bien montrer que nous sommes en permanence branchés sur ce « surconscient ». Il est déjà l’instance avec laquelle nous dialoguons. Entre la mémoire humaine et la machine, il y a une vraie complémentarité. Une spécialisation dans des types de tâches différentes. Je vais par exemple me souvenir de l’affect que va me procurer un visage, de la même manière que mon téléphone se souvient de son numéro. Deux types de mémoires qui s’appliquent au même visage. Ceci pour dire qu’on est couplé. Toute la question est donc de voir comment faire en sorte que les désirs de l’humain triomphent, que l’humain ne soit pas asservi par le membre du couple qui est un membre artificiel, que l’humain ne devienne pas ce que j’appelle une sorte de « machinoide », qui est conditionné par ses propres outils. C’est la vraie question de fond, celle de l’aliénation. Qui commande dans le couple humain-technique ?
Dans le dernier baromètre RH réalisé par UCM, seulement un patron sur trois se dit favorable à l’utilisation de l’IA pour sélectionner les CV qu’il reçoit. Comprenez-vous ce ratio ?
Oui, je peux totalement le comprendre. Si la personne aime « screener » un cv, pourquoi déléguer ? Ce qu’on délègue, on ne le fait pas soi-même. Regarder un CV, c’est méditer sur le parcours, méditer sur le type de formation, d’études. Des détails, les mouvements de jeunesse, les sports… Il y a même une poésie du CV finalement. Et dans la question du remplacement, c’est comme si on prédéfinissait que des tâches étaient parfaitement fatigantes. On va donc un peu trop vite en se disant : de toute façon, c’était nul. L’interview que nous sommes en train de réaliser, on pourrait l’un et l’autre être remplacés. Moi sur base d’un scripte audio de ma conférence ici à Tubize, par exemple. Et vous par ChatGPT en définissant les consignes. Et si on vous demandait si vous êtes d’accord avec ça, je ne sais pas comment vous le prendriez…
Je serais moyennement content, d’abord parce que j’aime faire ce que je fais. Et puis aussi parce que ça me prendrait mon métier, comme vous le mentionniez en amont. Et on en reviendrait à un « texte d’une sécheresse neutre », pour reprendre une autre de vos expressions quand vous parlez de certains travaux d’étudiants écrits avec ChatGPT, corrects mais dépourvus de « patte ». Il n’y a pas cet affect dans la machine et, a fortiori pour les ressources humaines, c’est extrêmement important non ?
En effet. Les ressources humaines sont absolument fondamentales pour faire dialoguer des affects différents. Et que les ressources humaines restent humaines l’est tout autant. C’est une sorte de garantie pour les entreprises. Mais ça ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas des moyens pour se faire aider. Du reste, et pour revenir à votre enquête, si toutes les personnes que vous avez sondées avaient utilisé des IA pour « screener » les CV puis avaient donné leur avis, le résultat aurait été autrement différent. Ici, on parle de personnes qui n’ont que peu, voire pas, utilisé cette technologie. On parle plus d’un a priori que d’une expérience.
L’intervention, voire l’omniprésence de « Teams » par exemple, c’est aussi une transformation de notre quotidien. Au point de parler de révolution ?
Me concernant, Teams n’a pas révolutionné ma vie, il a créé des possibilités supplémentaires. Sans doute faut-il aussi dégonfler la baudruche de l’intelligence artificielle après avoir dit qu’elle était stupéfiante et sidérante. Il ne faut pas se leurrer, on se dit parfois que ça va changer complètement nos vies or il y a toute une série de choses que nous allons continuer à faire car nous aimons les faire, tout simplement. On peut juste communiquer par des SMS automatisés mais on se téléphone quand même car on aime s’entendre, se rencontrer. Il y a une ambivalence tout à fait certaine par rapport à ces questions. Et il faut la cultiver car c’est se laisser libre d’opter pour les meilleures opportunités données par ces techniques.
Vous parlez aussi, dans votre conférence, de la notion de perfection et des outils qui la norment. C’est quelque chose qu’il faut aussi apprendre à gérer dans les RH, apprendre à ne pas être dans la perfection permanente avec des humains qui ne sont, par définition, pas parfaits ?
C’est fondamental et c’est vraiment le lieu où l’idée de perfection n’est pas de mise. Mais ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas parler d’une certaine excellence, d’une très grande qualité de toute une série de personnes qui travaillent. Mais la perfection elle-même a quelque chose de froid, de stable et de non vivant. L’humain, c’est le domaine du vivant, c’est l’esprit. C’est donc toujours de l’inattendu, de l’imprévisible, de l’adaptable et tout ça est irremplaçable et fait quand même le sel de nos existences.