Docteur en sciences économiques, maître en économétrie (la discipline qui vise à estimer et tester les modèles économiques), Benoit Bayenet est le Président du Conseil central de l’économie, un organe public consultatif sur l'économie belge. Professeur à l’ULB et l’ULiège, il est un grand spécialiste de l’économie et des finances publiques belges. Ancien membre du comité de direction de la Sogepa, l’un des bras financiers de la Région wallonne, il est présent dans de nombreuses institutions et à l’heure actuelle, président du conseil d’administration de CrelanCo, la société coopérative actionnaire de la banque Crelan.
On a besoin des entreprises pour réussir notre transition
Une journée compte 24 heures… mais pour Benoit Bayenet, on se dit qu’elles doivent faire obligatoirement 48 heures, tant ses activités et mandats sont multiples. Économiste dans l’âme, ce spécialiste des finances publiques n’hésite pas à bousculer les fondations de nos institutions car sans grande réforme, dit-il, nous allons dans le mur.
Le monde politique et les PME ont-ils pu capitaliser, tirer parti des deux dernières crises ?
Nous avons été confrontés à la crise énergétique, à peine sortis de la crise sanitaire, et c’est dramatique. Les gouvernements ont dû intervenir, sans pouvoir prendre du recul. Les partenaires sociaux ont mis en lumière le fait que l’on avait peut-être "gaspillé" un peu d’argent public… mais cette analyse est facile à faire après les crises. Il faut se rappeler que cette crise sanitaire était inattendue et a mis le monde économique mondial quasi à l'arrêt. On a enclenché une batterie de mesures, peut-être trop ambitieuses puisque l’économie a finalement bien redémarré, ce qui explique en partie l'inflation puisque la demande était extrêmement forte par rapport à l'offre qui restait très perturbée, notamment pour des raisons liées à la pandémie. Ma première réflexion, c'est de dire qu'on n'a pas encore fait l'évaluation, l'analyse des mesures parce qu'on a été tout de suite confronté à une autre crise et qu’on a géré les urgences. Ce moment d'évaluation, on va devoir le prendre un jour, puisque l’on sait que le coût de l'énergie ne va pas rester à son niveau actuel. Il va falloir préparer notre économie, nos entreprises et voir comment on protège en même temps les salariés et les entreprises. C’est un des enjeux essentiels de la prochaine législature.
Ce chantier est-il réalisable ?
C'est une question de volonté, qu'elle soit politique, intellectuelle, scientifique. Nous avons tous les outils pour faire cette évaluation, même en l'espace d'une législature. Le problème est de définir qui fait ces évaluations, pour disposer non pas d’un scénario tout fait mais d’identifier de grands axes. Ce n'est pas nécessairement le monde politique qui doit le faire en direct. On peut confier cette mission à des médecins, des spécialistes de la santé, du marché du travail, de l’économie, des entreprises, des partenaires sociaux. Il pourrait aussi s’agir d’une mission conjointe confiée au Conseil central de l'économie, au Conseil national du travail et au Conseil fédéral du développement durable.
Et que ferait-on dans cette commission ?
Le but n’est pas de juger mais de prendre du recul et d’évaluer, de dresser un état des lieux. Pour moi, c'est parfaitement faisable s'il y a une volonté politique, partagée par tous les partis, indépendamment de ceux présents au gouvernement. L'autre enjeu, gigantesque, c'est de mener la transition vers une économie décarbonée. Le chantier est colossal sachant que l’on doit dégager des visions en termes de politiques énergétique et industrielle, réaliser des investissements, tout en gérant un problème de finances publiques, de montée des inégalités et une fracture digitale grandissante. Pour moi, la transition est un écosystème dans lequel doit s’inscrire la transformation industrielle. Ce qui nécessitera des investissements publics et privés importants. Nous avons une occasion unique de "réinventer" un modèle en rendant confiance à la jeune génération pour qu’elle n’ait pas peur de l’avenir.
Que vous disent vos étudiants de l’ULB et l’ULiège à ce propos ?
Il y a deux groupes, ceux qui pensent qu’il faut changer complètement de modèle et ceux qui disent qu’il est déjà trop tard. Réinventer un modèle ne veut pas dire l’abandon systématique d’une partie du bien-être. Il faut les rassurer en soutenant un autre modèle à inventer avec les acteurs économiques. Parce que sans entreprise, je ne sais pas comment on finance toute cette transition et comment on met en oeuvre les technologies qui permettent d'y arriver. Le fait que la Belgique possède un des bâtis et une mobilité les plus carbonés d'Europe, à l’image de son économie, doit être perçu comme une opportunité de changement.
Et ce chantier, vous le voyez à l’échelon belge ou européen ?
Il y a une dimension européenne essentielle mais il ne faut pas attendre que l'Europe décide de tout. Nous devons saisir les opportunités qui vont se présenter. Nous avons des entreprises capables de s'intégrer dans ces nouvelles chaînes de valeur où la décarbonation va jouer un rôle plus important. Il faut soutenir ces entreprises pour qu'elles puissent jouer ce rôle, car cela va créer de l'activité, de l'emploi, mais il faut mieux cibler les bénéficiaires. Donner la même chose à tout le monde, saupoudrer, c'est très wallon et aussi très fédéral. Aujourd’hui, nous n’avons plus les moyens de le faire et c’est inefficace.
C’est encore un autre défi ?
Nous allons revivre une période d'assainissement mais elle sera différente des années quatre-vingt et nonante. Avant toute nouvelle politique, il faudra bien identifier les enjeux en termes de finances publiques qui seront confrontées à plusieurs chocs. Le premier sera celui du vieillissement et de l’accroissement des dépenses de santé. Le deuxième sera celui de l’impact du réchauffement climatique déjà bien perceptible. Il s’agira de dépenses d’infrastructures mais aussi de santé, de baisse de productivité... Le troisième choc est celui des investissements publics et privés à financer, pour décarboner l'économie et éviter que la situation ne se détériore davantage. Enfin, un quatrième choc est lié aux tensions géopolitiques qui exigent de nouvelles dépenses en matière de défense. Le grand défi consistera à financer l’impact de tous ces chocs dans le niveau des dépenses d'aujourd'hui avant même de penser de combien elles doivent diminuer, tout en sachant que notre situation budgétaire est déjà préoccupante et qu’on parle d'investissements colossaux à faire.
Comment percevez-vous ces différents enjeux ?
Je reste optimiste mais la grande question est de se dire qu’il va falloir être plus sélectif et ne pas allouer d’aide à ceux qui ont les moyens de faire les investissements, que ça soit au niveau des ménages ou des entreprises. C’est pour moi une juste et efficace utilisation des deniers publics. L’indépendant ou la PME qui a déjà atteint ses limites budgétaires en matière de transition doit être soutenu, de la même manière que les ménages, mais ceux qui disposent des ressources suffisantes doivent financer leurs investissements.
Pensez-vous que l’on donne trop et à tout le monde ?
Il y a des choses qu'on a toujours données. Les allocations familiales, par exemple, indépendamment du niveau des revenus. On dira qu'un enfant est égal à un autre enfant mais une solution juste n’est-elle pas de les fiscaliser ? Même chose avec les salaires : quel est le meilleur moyen de préserver le pouvoir d’achat ? Dans le cadre du nouveau modèle économique, il faut pouvoir sortir du débat politique et analyser tous les instruments, sans échanger un dispositif contre un autre. Et réfléchir à l’évolution de ces modèles par rapport au défi de la transition. La Maison Belgique doit avoir une vraie vision de sa politique énergétique. C’est là un des chantiers les plus ambitieux du prochain gouvernement.
Une législature sera-t-elle suffisante ?
Non. La transition va durer 25 ans avec l’objectif zéro carbone en 2050. Il faut mettre ce plan en place maintenant pour que ça soit progressif et qu'on étale les efforts, en adaptant le modèle économique en conséquence. Une fois mis en place, ce plan devra tenir la trajectoire à chaque renouvellement de gouvernement.
Et si on doit attendre un gouvernement ?
Je pense que les partenaires sociaux doivent considérer ce débat comme essentiel car le gouvernement n’y arrivera pas tout seul, il a besoin de relais. Ce sont les partenaires sociaux qui devraient construire la feuille de route de ce modèle. Cela permettrait d’intégrer la dimension économique et sociale et d’obtenir un compromis. Quand on construit le modèle avec les acteurs, personne ne remet en cause les objectifs. On l’a bien vu avec les agriculteurs. Le problème n’est pas l’agriculture en soi, mais quand on commence à fixer des règles, des chiffres, des objectifs qui ne sont pas réalisables par les acteurs de terrain, c'est la révolte parce qu'on ne les a pas concertés. C’est pareil pour la transition. Si on travaille sans les acteurs de terrain, on va avoir des blocages.
Le Conseil appelle les syndicats et les employeurs à surmonter les émotions pour réfléchir à un meilleur modèle. On est trop dans l'émotionnel ?
Nous devons dépasser les modèles actuels et repousser nos limites, notre cadre habituel de réflexion. C’est perturbant et passionnant. On ne peut partir d’une page blanche. Mais par contre, il faut peut-être oser dépasser un certain nombre de clivages habituels et chercher de nouveaux équilibres comme en augmentant la fiscalité sur le capital tout en la diminuant sur le travail et ainsi obtenir une répartition plus équilibrée.
La réforme fiscale sera incontournable ?
Oui, elle le sera. Comme professeur de finances publiques, je pense qu’une réforme de l’État s’impose. Non pas pour transférer davantage de compétences mais pour transformer l’État belge. Il faut, par exemple, réfléchir à la répartition des compétences énergétiques. Dans les années quatre-vingt, personne n'imaginait qu'on devrait réformer le modèle de production d'énergie. Et c’est le cas. Or, les règles sont différentes dans chacune des Régions. C'est quand même un peu compliqué dans un pays qui est grand comme un confetti. Est-ce qu'on peut imaginer une mobilité verte en Belgique avec trois systèmes différents ? Donne-t-on un vrai pouvoir fiscal aux régions ? Il y a donc des compétences dont le niveau de "pouvoir" a changé par rapport aux enjeux actuels et futurs, mais ça, c'est améliorer l'efficacité de l'État.
On connait les difficultés financières de nos niveaux de pouvoir, de la Région à l’État en passant par la Fédération Wallonie- Bruxelles… Y a-t-il une solution ?
Même si je n’ai pas à m’exprimer sur l’organisation étatique, le professeur de finances publiques que je suis voit plusieurs volets possibles en termes institutionnels. L’intrawallon par exemple où on pourrait remettre de l'ordre entre les compétences communales, provinciales et régionales. Des petites communes ont de grands enjeux en termes d'aménagement du territoire, de marchés publics, mais ont besoin d’encadrement. Peut-être que le niveau provincial pourrait apporter cette "externalisation" mais aussi la mutualisation d'un certain nombre de services à rendre aux communes. Je prends l’exemple des piscines. Plus aucune commune ne se lance dans un chantier pareil et pourtant, c’est une question de santé publique. Si l’échelon régional est trop haut pour gérer cette compétence, le provincial pourrait prendre le rôle de supracommunalité.
Où sont les volets suivants ?
Il y a un vrai débat autour du niveau de pouvoir le plus approprié par rapport au service qu'on veut rendre aux citoyens. Pour le moment, je travaille avec des collègues canadiens et suisses, où nous comparons les systèmes de sécurité sociale dans des pays fédéraux à problèmes linguistiques. Ils trouvent tous notre modèle bien compliqué ! En le simplifiant, on va faciliter la vie des Bruxellois. Bruxelles est une région complètement atypique, multiculturelle, multilinguistique, elle ne doit plus être le champ de bataille des deux communautés, ça n’a plus de sens.
Et l’indépendant là-dedans, comment fait-il prospérer son entreprise ?
Si le citoyen lambda s'y perd, c’est d'autant plus compliqué pour l'entrepreneur. Je pense qu'un élément essentiel de productivité de demain, c'est l'enseignement et la formation. Il y a un lien entre les secteurs de l'enseignement, de la formation, le développement économique et l'accroissement de la productivité. On sait que les besoins des marchés du travail wallon, bruxellois et flamand ne sont pas identiques. On a besoin d’une politique d’enseignement et de formation permettant de mieux répondre aux besoins spécifiques des territoires.
Que pense le professeur de finances publiques du plan de relance wallon ?
Avant de parler de moyens financiers, il faut parler de cadre législatif, de sécurité juridique et d’ambitions clairs. Que le pouvoir public dise clairement comment il va accompagner ceux qui en ont besoin. C’est d’abord une question de "cadre de travail". On doit écrire l’histoire ensemble avant de définir les mesures et de faire les choix. Et parfois j'ai l'impression qu'on fait le travail à l’envers. De manière plus globale, la Maison Belgique a d’abord besoin d'un nouveau modèle socioéconomique à écrire et d'une nouvelle histoire à raconter, même si on doit s’inscrire dans un cadre européen.
Autres interviews de la même catégorie
Jean Hindriks
Economiste à l’UCLouvain et membre fondateur d'Itinera
On ne fait pas assez attention à cette lame de fond démographique qui perturbe tout. Fondamentalement, le problème n’est pas le fait de vieillir mais surtout de faire réussir l’enjeu de la relève démographique.