Professeur d'économie à L'UCLouvain
24/01/24
Vincent Vandenberghe est professeur d’économie à l’Economics School of Louvain (ESL-UCLouvain) et chercheur à l’institut de recherches économiques et sociales (IRES-LIDAM). Ses recherches récentes portent sur les questions d’emploi, en particulier les barrières à l’emploi passé 50 ans, les enjeux de la productivité...
Les PME vont devoir s’adapter aux jeunes générations
Vincent Vandenberghe est professeur d’université et observateur du monde de l’emploi. A l’heure où les jeunes travailleurs sont en "quête de sens" et tendent à privilégier l’équilibre vie privée/vie professionnelle, où se situent la PME et le chef d’entreprise ? Quel est leur rôle ? État des lieux.
Vincent Vandenberghe, selon vous, les mécanismes de sortie anticipée de carrière, supposés favoriser l’emploi des jeunes, ont-ils fonctionné?
Il faut rester nuancé, mais globalement, ça n'a pas fonctionné autant qu’attendu. Pendant de nombreuses années, on a conçu les politiques de l'emploi sur l’hypothèse que l’emploi total est fixe (un gâteau dont la taille est figée) et que le seul enjeu est celui de son partage. Les politiques de partage du temps de travail et de réduction de la durée des carrières des années 1970 à 1990, dérivées de cette conception, n’ont pas produit les gains attendus. Peut-être même le contraire. L'idée, c’était qu’il fallait redistribuer les parts du gâteau, notamment des plus âgés vers les jeunes. Mais, entre autres choses, on a négligé, pour rester dans l'image, le fait que les aînés partaient avec une partie importante du gâteau (leurs (pré)retraites étaient financées par prélèvement sur les actifs et ont contribué à l’élévation du coût du travail). On a aussi sous-estimé que le travail des plus de 50 ans produit de la richesse et contribue, globalement, à la création d'emplois. Le recul et les analyses empiriques ont plutôt donné raison aux sceptiques qui n'ont jamais vraiment cru que ces politiques allaient produire des gains significatifs, en termes de réduction de chômage et de facilitation de l'emploi pour les jeunes.
Que pensez-vous de la règle de réduction collective du temps de travail sans perte de salaire, avec embauche compensatoire obligatoire ?
De telles mesures postulent que le législateur peut directement déterminer le volume de l'emploi. C'est malheureusement plus compliqué que ça. Historiquement, la manière la plus efficace de concilier emploi, réduction du temps de travail et hausse des salaires a été de générer des gains de productivité. Si l’entreprise augmente fortement les salaires horaires sans réaliser de gains de productivité, ses coûts unitaires s’accroissent, ce qui peut la mettre en difficulté voire précipiter sa chute. Donc oui, on peut aller vers des augmentations de salaire et des réductions du temps de travail sans effets néfastes sur la compétitivité (et donc l’emploi), mais dans un contexte où la productivité est à la hausse.
Ce qui n'est pas le cas.
C'est effectivement la mauvaise nouvelle pour toutes les forces de gauche qui voudraient continuer la tendance historique à la réduction du temps de travail et à l'augmentation des salaires. Aujourd’hui, les gains de productivité sont particulièrement faibles un peu partout en Europe. Les économistes discutent des causes. L’une d’elles est que nous vivons dans un monde où l’économie repose à 70 % sur les services, dont une bonne part relève du secteur public/non-marchand, c’est-à-dire des activités bien plus difficiles à automatiser que celles assurant la production de biens.
Professeur, la problématique des places d’accueil d’enfants dans les crèches est-elle un frein à notre économie ?
Si on écarte le schéma où la famille (grands-parents) garde l’enfant, il faut bien sûr des structures d’accueil. Le modèle de la crèche est très intéressant aux yeux de l’économiste car garder les enfants ensemble, c’est réaliser des économies d'échelle. C’est donc efficace et, bien sûr ça favorise l’accès au travail rémunéré, augmente potentiellement le taux d’emploi, en particulier des femmes. Reste qu’il faut mobiliser des ressources et déployer une bonne dose d’ingénierie sociale pour faire exister efficacement ces structures d’accueil.
Si le secteur public n'y arrive pas ou n’est pas à la hauteur de la demande aujourd’hui en hausse, ne faut-il donc pas ouvrir la porte à la diversité des modèles de financement et de gestion ?
C’est déjà le cas, mais on pourrait envisager d’aller plus loin ; par exemple, de proposer un incitant fiscal à des entreprises qui créent des crèches éponymes ou, pour les parents, des déductions fiscales des frais de garde en hausse. L’autre enjeu est celui des normes. Elles doivent exister, mais s’il y a trop de normes et de règles, l’initiative privée baisse les bras. Il faut trouver un juste milieu.
Votre avis sur les crèches d’entreprise ?
Un troisième enjeu, c’est d’être aussi présent là où les parents avec jeunes enfants travaillent. Croire que l’on va tout régler avec des crèches de quartier est illusoire et inefficace par rapport à l’objectif de promotion de l’emploi. Il faut des crèches à proximité des endroits où les gens travaillent, dans les parcs d’activités par exemple. Et là, il faut mobiliser et donner des incitants fiscaux aux entreprises pour créer ces lieux d’accueil. Et quand l’entreprise est petite, il faut encourager la mutualisation.
Politiquement, vous sentez cette volonté d’y parvenir ?
J’hésite à vous répondre de manière tranchée. Je dirais qu’il me semble qu’on ne va pas dans cette direction-là. Plus globalement, je me pose la question du partage des rôles entre l’État et les acteurs économiques. Par exemple, en 2011, on a supprimé le Fonds d’équipements et de services collectifs (une structure paritaire dédiée au financement de l’accueil de la petite enfance) et renvoyé son rôle vers le secteur public, en l’occurrence les Communautés pour le personnel, d’une part, et les Régions pour l’infrastructure, d’autre part. Ce faisant, on a probablement démobilisé les partenaires sociaux et laissé s'installer l'idée que la problématique de la garde des enfants, c'est purement la responsabilité des pouvoirs publics. Privilégier le financement et la gestion publics c’est bien, mais aujourd’hui les finances des pouvoirs publics ne sont pas bonnes et, institutionnellement, les compétences sont dispersées. Bruxelles, c’est là où la population est la plus jeune, avec des enfants, des jeunes adultes et des besoins… et c'est la région la plus désargentée des trois, avec les arrangements institutionnels les plus alambiqués. La Communauté flamande se trouve dans une situation bien meilleure.
Professeur, confirmez-vous cette recherche de quête de sens dans le travail chez vos étudiants ?
Oui, je pense que les générations actuelles sont plus exigeantes. Le mot "sens" est mis un peu à toutes les sauces mais c’est un fait que les jeunes ne veulent pas simplement imiter les générations précédentes.
Et c’est aussi le cas dans le marché du travail !
Effectivement, et c’est renforcé aussi par le fait des pénuries. Les nouveaux travailleurs sont en position de pouvoir négocier davantage de flexibilité, de prise en compte de leurs aspirations… Quand vous avez une pénurie, la loi de l'offre et la demande se rappelle logiquement à notre souvenir. Mais sociologiquement, il est vrai que les choses changent : l'individualisme est probablement plus fort aujourd'hui.
Que doit faire le chef d’entreprise ? S'adapter ? Ne pas bouger ?
Si, selon toute vraisemblance, le phénomène prend de l'ampleur et perdure, il va y avoir des adaptations obligatoires pour retrouver un certain équilibre. Le salariat social-démocrate, c'est la garantie du revenu régulier et stable, même si le chiffre d'affaires de l'entreprise baisse. La contrepartie, c’est que le/a salarié.e renonce à une part de liberté. Dans le périmètre de l’entreprise, vous devez vous plier aux exigences de celle-ci, de sa hiérarchie, accepter une déconnexion entre le niveau de la rémunération et celui des profits…
Si les nouveaux travailleurs exigent plus de liberté, il est probable que l’entreprise réduise certaines de ces assurances et que se multiplient les formules d’emploi assimilables à du "freelancing". Aussi, si le collaborateur refuse toute forme d'adhésion à moyen et à long terme à l'entreprise et revendique le droit de changer à tout moment, il est logique que le chef d’entreprise investisse moins dans sa formation.Le public moins scolarisé sera-t-il exclu ? Vont-ils subir les changements voulus par les jeunes universitaires ?
Le souci, c’est que l’on va avoir au moins deux types de publics : celui des jeunes bien formés qui vont profiter du freelancing, qui vont bouger géographiquement pour aller rechercher l'emploi qui leur convient mieux… et à côté, un public moins scolarisé, pour qui le modèle du salariat classique restera préférable. Si on déstructure les règles du travail salarié, que devient l’idée de protéger les plus faibles via une certaine stabilité de l’emploi ?
Le monde du travail peu qualifié organisé via des e-plateformes (avec de facto une relation de travail type freelance) représente aujourd’hui 5 à 7 % du total. Ce modèle semble se développer aussi à l’autre extrémité de l’échelle des qualifications (développeurs, consultants, juristes, créateurs…).
Le reste (largement majoritaire) correspond toujours au salariat classique, mais il y a là deux vitesses, et ça rend les syndicats nerveux. Ces derniers ont construit leur force et leur raison d'être autour d'un modèle ou prévalait le salariat en CDI et où, malgré tout, les choses étaient très prévisibles dans l'entreprise. Ils s'inquiètent de la nouvelle génération qui veut dépasser le modèle salarial classique, n'aime pas trop la discipline syndicale et privilégie d’autres formes d’engagement plus variées (environnement, droits des minorités…) mais aussi moins contraignantes.Les syndicats vous semblent en perte de vitesse ?
Un mouvement syndical efficace, c’est de l'investissement dans la durée, de la fidélité aux priorités et de l’obéissance aux leaders.
Dans un monde où ce qui compte est l'épanouissement personnel et le droit de chacun à la singularité, la militance syndicale n’est pas évidente. La structure syndicale, comme tant d’autres (grandes entreprises, ministères, universités…), est pyramidale. Or, la jeune génération est mal à l'aise par rapport à ça.
Et c’est là que peut-être les PMEs ont une carte à jouer : plus petites, peu bureaucratisées, plus flexibles, elles sont a priori plus en phase avec l'esprit de la nouvelle génération. Le jeune d’aujourd’hui, plus rêveur, moins attaché à l’idée d’emploi protecteur et à celle de "faire carrière" dans une même entreprise, qui n’aime pas les structures trop contraignantes… pourrait privilégier l’entrepreneuriat, les start-ups mais aussi les PME plus traditionnelles.Doivent-elles se remettre en question ?
Leur petite taille est un avantage par rapport aux grosses structures privées ou publiques mais, elles devront bien sûr être créatives pour attirer la nouvelle génération de travailleurs. Macroéconomiquement, la donne a changé.
Ce sont aujourd’hui plutôt les "offreurs" de travail qui dictent pour partie le tempo.Et le freelancing peut-il convenir au modèle de la PME et aux attentes des jeunes ?
Oui, comme indiqué plus haut, mais je pense que le salariat classique va continuer à exister. Tout le monde n’est pas prêt à vivre de revenus irréguliers. C'est le paradoxe du monde moderne : tout le monde veut être libre ou indépendant. Et en même temps, on a besoin d'être sécurisé. L’autre contrainte qui va continuer à peser sur à peu près toutes les formes du travail est celui du maintien d’un degré minimal de coordination entre travailleurs/collaborateurs. Il y a 300 ans, dans une économie agricole avec très peu de capital et de technologie, des marchés segmentés, les gens pouvaient travailler chacun dans leur coin. Aujourd’hui, on ne sait plus rien faire de significatif si on ne se met pas ensemble et qu’on n’interagit pas un minimum. Et si on se met ensemble, il faut s'organiser. Et avec l'organisation vient l'idée