Paul Dhaeyer

Président du tribunal de l'entreprise francophone de Bruxelles
31/10/22

Diplômé en 1998 en droit et criminologie des universités Saint-Louis, UCL et KUL, parfait quadrilingue, il endosse successivement les plus hautes responsabilités de notre système judiciaire. Substitut entre 2004 et 2010 en charge de la section "Ecofin" du parquet du procureur du Roi de Bruxelles, il s'opposera au démantèlement de la banque Fortis en 2008. Il sera ensuite juge d'instruction à Charleroi entre 2010 et 2018, puis conseiller à la Cour d'appel de Liège avant d'être nommé en juin 2019 président du tribunal de l'entreprise francophone de Bruxelles.

Les entrepreneurs sont bien courageux     

Donner une dimension humaine au tsunami économique actuel, c'est le fil rouge de Paul Dhaeyer, président du tribunal de l'entreprise francophone de Bruxelles. L'indépendant n'aime pas les prétoires. Alors autant lever ce sentiment de la honte de l'échec, en dédramatisant le contexte, et surtout en créant de nouveaux outils d'accompagnement.

Isabelle Morgante

Le juge est un acteur essentiel de la vie sociale et des rouages économiques de notre société.
  • - Vous êtes président du tribunal de l'entreprise depuis juin 2019, en prise directe avec le monde de l'entrepreneuriat. Au quotidien, ça se passe comment ?

    - Clairement, je suis inquiet pour l'économie. Tous les jours, nous rencontrons des hommes et des femmes qui arrivent en larmes. Ce sont des larmes de fatigue. Souvent, nous parvenons à dégager une solution mais la tâche est gigantesque et nous manquons de moyens. Ces dernières années, le tribunal a été mis devant des défis colossaux. L'arriéré d'insolvabilité était très important, tout comme le chantier d'assainissement car plus de 10.000 entreprises fantômes, issues de systèmes mafieux, venaient mourir à Bruxelles. Tout était à faire. Nous avions aussi un problème de fixation au greffe qui est en passe d'être résorbé. Nous n'avons plus de dossiers en attente mais les délais ne sont pas encore optimaux. Nous devons encore nous améliorer.

    Où est la responsabilité des fournisseurs d'énergie ?

  • - Que vous inspire le tourbillon dans lequel les entreprises et les indépendants sont actuellement ?

    - Ce qui nous inquiète, c'est la nature de la crise. La pandémie a été une crise de la recette. Aujourd'hui, le problème est complètement différent car il s'agit d'une crise de la charge et de la fourniture. C'est beaucoup plus profond car on ne peut passer à côté de la question de l'étalement des dettes. Les médiateurs de dettes* y jouent un rôle essentiel car ils iront négocier directement avec les fournisseurs d'énergie. C'est d'ailleurs dans cet esprit que nous voulons créer une audience supplémentaire de la chambre de règlement amiable pour les dossiers liés à la crise énergétique. Les médiateurs d'entreprise négocient déjà avec le fisc et l'ONSS et obtiennent des plans d'apurement pour préserver la valeur de l'entreprise et les vies humaines qui y sont liées (80 % des dossiers trouvent une issue positive). La crise Covid impactait surtout les "one man companies" et touchait de toutes petites structures. Aujourd'hui, de plus grandes entreprises sont impactées. C'est pourquoi nous allons travailler avec les médiateurs d'entreprise sur l'endettement. Au-delà de ça, je pense non seulement qu'il faudra prendre des mesures structurelles, mais aussi que le gouvernement doit réfléchir sur la responsabilité des fournisseurs d'énergie, car là, il y a un gros problème.

  • - Quels enseignements la crise Covid a-t-elle apportés ?

    - Fondamentalement, elle a été le "stress test" du tribunal, elle nous a permis de développer le rôle proactif d'aide aux entreprises. Elle nous a fait descendre de notre piédestal, pour aujourd'hui travailler dans les gradins de l'amphithéâtre. C'est passionnant ! Cette crise a comblé la fracture qui existait entre les entreprises et la justice, en nous faisant avancer. Les regards ont évolué, réciproquement. Nous en avons aussi profité pour mettre en place des collaborations à destination des entreprises, comme avec "Pulse" et "Reload yourself" par exemple. Ces structures aident les entrepreneurs dans le cadre de leur rebond. Nous essayons de faire en sorte que l'entrepreneur failli ait une possibilité de rebondir, lorsque sa faillite est intervenue de façon honorable.

    Les juges formés à la prévention du suicide

  • - Vous avez aussi travaillé sur la prévention du burn-out et du suicide chez le chef d'entreprise ?

    - Oui. Parallèlement aux autres structures d'accompagnement, des juges consulaires ont été formés à la prévention du burn-out et du suicide en devenant sentinelle via l'asbl "Un pass dans l'impasse". Cela permet d'accentuer le rôle humain des juges rapporteurs, qui sont les plus proches des entreprises en difficulté. En négociant avec le gouvernement bruxellois, nous avons en outre obtenu des fonds européens qui couvrent les honoraires des médiateurs d'entreprise et des mandataires de justice dans les procédures de réorganisation judiciaire (PRJ)**. Cela existe depuis Noël 2021, c'est une aide efficace pour les entrepreneurs en situation de trésorerie négative.

  • - Comment les entrepreneurs y ont-ils accès ?

    - Soit ils sont déjà suivis par la chambre des entreprises en difficulté et le juge rapporteur suggère une solution, soit l'accès est donné via un médiateur nommé par le tribunal ou par le président du tribunal lui-même à la demande l'entreprise. Nous avons déjà mené des campagnes d'information pour nous faire connaître et faire connaître ces solutions mais j'estime que nous ne sommes pas encore assez connus. Il y a encore du travail à mener !

Le gouvernement doit encadrer le comportement des fournisseurs d'énergie et nous donner une marge d'appréciation.
  • - Les entrepreneurs sont-ils bien informés ? Ont-ils peur ? Et que leur dites-vous ?

    - Nous sommes là pour eux. Nous n'abandonnons pas et avons des solutions à offrir. Compte tenu de notre rôle, les tribunaux des entreprises se sont développés comme des points centraux où les entreprises viennent chercher des solutions. Et justement, il est encore temps d'en trouver une de solution, car je crains que le gros de la crise n'arrive qu'en janvier à cause des factures de régularisation d'une part et du passage de contrat fixe à variable d'autre part. La meilleure chose à faire, c'est de dresser le bilan de la situation, en amont. Les avocats font du contentieux, mais souvent trop tard. Nous, nous sommes en première ligne. Les juges consulaires qui reçoivent les entrepreneurs vont leur poser les bonnes questions car ils sont eux-mêmes entrepreneurs. Ils parlent le même langage et ont la même vie, ils doivent relever les mêmes défis. Nous insistons sur l'importance de la médiation d'entreprise et la PRJ car elles s'effectuent sous contrôle judiciaire. Si on ne passe pas par là, on court à la catastrophe.

  • - À quoi pensez-vous lorsque vous étudiez le dossier d'un entrepreneur en difficultés ?

    - Je suis quelqu'un de positif, je vois d'abord la solution avant le problème. Je pense que les entrepreneurs sont des gens bien courageux. On leur a déjà demandé beaucoup de choses pendant la crise Covid et là, on leur dit "Allez courage, faites le gros dos, ça va passer !" Je reste persuadé qu'une action collective reste à mener au niveau européen.

    Le tribunal aide le chef d'entreprise

  • - Le moratoire sur les faillites est-il une bonne chose ? La loi doit-elle être changée ?

    - Oui ! Il faut faire confiance aux juges de l'entreprise. Nous sommes formés et connaissons les entreprises de notre région et les juges carrière sont assistés par des juges entrepreneurs. Il faut nous donner une marge de manœuvre pour apprécier les dossiers et réfléchir au mécanisme de règlement collectif de dettes, pour le généraliser et alléger les clauses pénales excessives.

  • - Notre système judiciaire offre-t-il la meilleure réponse aux entrepreneurs qui viennent vers vous ?

    - Les tribunaux de l'entreprise se sont développés comme des points centraux d'aide aux entreprises, sans nous substituer au rôle de conseil des avocats ou aux aides des pouvoirs publics. Nous pourrions encore développer d'autres outils mais il faut que le gouvernement comprenne où doivent aller les investissements et surtout, que l'on ne fait pas du bénéfice sans investir. Par exemple, tout le monde est d'accord pour dire qu'il faut accompagner les entreprises dans leur transition énergétique, même s'il est "minuit moins cinq". Poser la question des investissements concerne directement la plus grande part des PME. En réfléchissant à un plan massif d'investissement, notamment au niveau européen, il sera possible de mettre en place des mécanismes fiscaux. Enfin, je fais appel au monde politique pour qu'on puisse (notamment) doubler la chambre des entreprises en difficulté ou le nombre de juges rapporteurs. Nous en avons réellement besoin.

  • - Quel serait le rôle du comptable pro deo, dont vous prônez le travail dans les dossiers ?

    - Le comptable tient le tableau de bord de l'entreprise. Sans lui, il est quasi impossible de mettre en œuvre le panel d'aides à disposition du chef d'entreprise. D'autant, lorsqu'un souci de trésorerie survient, que la facture du comptable fait souvent partie des premières impayées, alors qu'il reste un acteur essentiel de la préservation de l'entreprise ! D'où l'idée de créer un fonds mutualisé, dans lequel une petite somme serait versée (par exemple à la création de l'entreprise et au dépôt des comptes à la Banque nationale) et couvrirait le travail du comptable. Une médiation ou une PRJ a bien plus de chances de réussir lorsque les comptes sont clairs.

  • - Travailler pour la justice, c'est un sacerdoce, une vocation ?

    - Assurément ! Personnellement, j'estime que ma carrière a déjà été aussi bien remplie que passionnante (NDLR : il aura 50 ans à la fin de cette année. Il lui reste 18 mois de mandat et il n'est pas exclu que Paul Dhaeyer se représente pour un mandat de cinq ans). Quand je vois des experts-comptables et des chefs d'entreprise endosser le rôle de juge consulaire, uniquement pour aider des entrepreneurs, cela me donne de l'espoir car l'être humain a la capacité de se dépasser, par grandeur et altruisme. C'est le miracle consulaire. Ça donne foi et c'est pour ça que je me lève chaque matin.

  • - Comment vous sentez-vous dans votre costume de président de tribunal ?

    - Très bien. À ma place et bien entouré. J'ai la chance d'avoir une équipe solidaire et des gens investis qui ne sont pas là par hasard. Quand je suis arrivé, j'ai été frappé par la disponibilité de nos collaborateurs. Ce sont des gens qui se lèvent pour un idéal, pas pour un salaire, d'autant que rien n'a été prévu pour eux au sein du ministère. L'équipe est soudée et très disponible, c'est ce qui nous fait tenir debout !

    * Le travail des médiateurs d'entreprise est financé à hauteur de 75 % grâce à un budget régional à Bruxelles.
    ** 4.000 euros par dossier de PRJ sont alloués par la Région bruxelloise.

    Infos utiles [ pulsefoundation.be } [ reloadyourself.be }

Contexte

Accompagner avec bienveillance

La fin d'une entreprise n'est pas une fatalité

Le tribunal de l'entreprise francophone de Bruxelles, c'est 14 magistrats de carrière, 100 juges consulaires et 70 membres de personnel. Sa mission est d'accompagner le chef d'entreprise, pour que la clôture de ses activités s'effectue dans les meilleures conditions.

Les crises successives ont permis d'identifier les faiblesses de la justice, cette dernière y a déjà apporté une série de réponses. Et ce n'est pas fini. Désormais, elle compte bien s'adapter à la réalité du terrain, développer des outils et travailler au plus près des entreprises.

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