Pierre Wunsch

Gouverneur de la Banque nationale de Belgique
01/09/21

Docteur en économie (UCLouvain), diplômé de Princeton (New Jersey, USA), Pierre Wunsch (53 ans) est devenu le grand argentier du pays en janvier 2019, juste avant la crise sanitaire. Mais il exerçait de hautes fonctions à la Banque nationale depuis huit ans, après avoir travaillé notamment pour Tractebel et Electrabel. Il a aussi enseigné pendant vingt ans à l'UCLouvain et a fait des passages en politique dans des cabinets MR (Alain Zenner, Éric André) et à la cellule fiscale de Didier Reynders.

Il est réputé pour son franc-parler, sa capacité à trouver des solutions, ainsi qu'à se montrer inflexible.

La bonne gestion de la crise sanitaire limite les dégâts

Serein ! Le gouverneur de la Banque nationale, qui reconnaît les souffrances de beaucoup d'indépendants et de chefs de PME, constate toutefois que, globalement, l'économie se redresse vite et bien. Grâce à la politique menée… qui a coûté très cher ! Il va falloir reprendre les budgets en main.

Thierry Evens

Certaines personnes ont tout perdu mais notre économie récupère mieux que prévu. L'argent public a été bien dépensé.
  • - Quel est l'impact de la crise sanitaire sur l'économie belge ?

    - Le choc a été d'une ampleur incroyable : nous avons perdu 15 % de PIB au premier semestre 2020. Aucun économiste ne pensait ça possible. Nous avons cru que ce serait durable. Mais nous avons appris qu'une crise exogène, accidentelle en quelque sorte, a un effet beaucoup plus limité dans le temps qu'une crise classique. Nous avons été surpris par la dynamique de la relance.

  • - Nous allons récupérer rapidement le terrain perdu ?

    - À la fin de cette année, nous serons revenus au niveau de PIB de 2019. Nous aurons donc perdu deux années, mais il est probable qu'en 2022, et peut-être encore en 2023, la croissance soit plus élevée que le potentiel. Il y aura donc un rattrapage. C'est dû à la résilience de notre économie, ainsi qu'à la qualité de la politique menée. Nous avons fait ce qu'il fallait pour permettre ce redémarrage. En précisant que c'est une crise asymétrique : certains secteurs ont plus souffert que d'autres…

  • - En effet. Beaucoup d'indépendants et PME dans l'événementiel, l'horeca, le commerce ou les métiers de contact ont perdu beaucoup d'argent. Ils risquent de ne pas pouvoir continuer…

    - C'est ce qu'on a cru dans un premier temps. Les enquêtes laissaient craindre une explosion des faillites quand les aides cesseraient. En novembre 2020, 10 % des indépendants et des petites entreprises de moins de dix personnes évoquaient un risque de faillite dans les six mois. Ces chiffres ont ensuite été revus régulièrement à la baisse. Nous en arrivons à penser que le nombre de cessations pourrait rester modéré.

  • - Mais les mesures de protection s'appliquent encore…

    - Le recours au droit passerelle et au chômage temporaire a fortement diminué ; 90 % des reports de crédit ont cessé. Malgré ça, le nombre de faillites, très inférieur à la normale en 2020, ne dépasse pas le niveau habituel. Nous sommes en contact avec les banques qui sont en première ligne pour voir les défauts de paiement et, c'est étonnant, la hausse attendue des faillites ne se matérialise pas vraiment. Le nombre de travailleurs indépendants a même augmenté de 14.000 unités en 2020. Et les enquêtes de terrain rapportent d'ailleurs non plus 10 %, mais 4 % de faillites possibles.

  • - Cela fait encore quelques milliers d'entrepreneurs…

    - Oui, mais c'est sans doute encore surestimé. Les enquêtes sont biaisées parce que ceux qui sont en difficulté s'expriment davantage que les autres. Cela dit, je ne veux certainement pas nier les drames vécus sur le terrain. Certaines personnes ont tout perdu, la valeur créée pendant des années, voire toute une vie. Cependant, du point de vue macroéconomique, nous devons constater que les dégâts sont limités. Bien sûr, il y aura des faillites dans l'événementiel, le tourisme ou l'horeca, mais ce sont des secteurs où la rotation est importante, même en période normale. Je pense que si la demande revient, l'offre suivra rapidement. D'ailleurs, dans l'horeca en particulier, beaucoup d'entrepreneurs ont du mal à trouver des travailleurs. C'est positif pour les demandeurs d'emploi. En même temps, c'est un élément bloquant et les PME risquent d'être demain sous pression, moins des conséquences de la crise que de la course aux talents, des tensions sur le marché du travail.

    La politique d'emploi doit devenir ciblée

  • - Atteindre l'objectif d'un taux d'emploi à 80 % en 2030, cela vous paraît plausible ?

    - Cela signifie 660.000 emplois supplémentaires par rapport à 2020, en dix ans. La crise a stoppé la croissance, sans recul important. Avant cela, nous gagnions 60.000 à 70.000 emplois par an les bonnes années. Ce n'est donc pas utopique. Toutefois, le taux d'emploi est déjà élevé dans certaines catégories de la population. Les progrès sont à réaliser parmi les personnes peu qualifiées (45,6 % de taux d'emploi), originaires de pays non européens (40 %) ou entre 60 et 65 ans (34 %). Cela veut dire qu'il faudra des politiques ciblées. Les réformes des dernières législatures ont permis d'augmenter très fortement la création d'emploi. La modération salariale a porté ses fruits. Nous avons pu faciliter la mise au travail en évitant de creuser les inégalités. À présent, il faut agir de façon plus précise, tout en travaillant à une meilleure formation. Et bien entendu, la faiblesse de l'assise marchande au sud du pays est un handicap. Y atteindre les 80 % sera beaucoup plus compliqué qu'en Flandre.

  • - Vous soulignez le faible taux d'activité des aînés. Allonger les carrières est la priorité ?

    - C'en est une. La référence qui est aujourd'hui à 65 ans va passer à 67 ans en 2030. Nous devons donc examiner les conditions dans lesquelles les plus de soixante ans pourront rester actifs. Parfois, les entreprises ont intérêt à se défaire des travailleurs plus âgés, et en tout cas à ne pas les embaucher, parce qu'ils sont plus chers. Nous ne pouvons plus garder un système de rémunération datant d'une époque où la plupart des gens faisaient carrière dans une seule entreprise.

    L'argent n'est pas gratuit

  • - Si la crise a un impact économique limité, n'est-ce pas au prix d'une dégradation dramatique de l'état des finances publiques ?

    - Je crois que c'est de l'argent bien dépensé. Mon rôle est de rappeler la nécessité d'une orthodoxie budgétaire mais dans ce cas-ci, sans intervention financière, l'économie se serait effondrée, cela nous aurait coûté plus cher et de façon durable. Nous avons réagi vite et bien, en soutenant massivement les entreprises des secteurs en difficultés, de façon temporaire. Nous avons traité un problème très spécifique et aigu de la meilleure façon possible.

  • - Certes, cependant le déficit et la dette se creusent. Avec des taux d'intérêt proches de zéro, ce n'est pas un problème. Mais est-ce que ça va durer ?

    - Ce que nous avons fait et continuons à faire n'est pas tenable à terme. Nous avons emprunté de l'argent depuis mars 2020 à un taux très bas et cela ne va donc pas peser beaucoup sur le déficit dans les années qui viennent. Progressivement, je dis bien progressivement, nous devrons revenir à l'orthodoxie budgétaire. Si rien n'est fait, le déficit de 2023 sera à 4,5 % du PIB et aura tendance à augmenter. Ce n'est pas très grave tant qu'il n'y a pas de nouveau choc. Mais il y aura forcément un jour ou l'autre une nouvelle crise et si nous l'abordons avec un déficit de 4 ou 5 %, nous ne pourrons pas réagir comme nous l'avons fait cette fois-ci. L'exemple des inondations de juillet dernier, dramatique, montre l'importance de disposer d'une puissance publique qui a des moyens. Les assureurs, pour pouvoir fonctionner, ne peuvent pas tout assumer. Partout en Europe, il y a une franchise et au-delà, la solidarité est garantie par l'État. Il doit pouvoir le faire.

  • - Il faut donc revenir à des finances plus saines ?

    - L'argent n'est pas gratuit. Une partie de la population et du monde politique semble considérer qu'il n'y a pas de limites aux dépenses. Plus on le pense, plus on risque de buter contre les limites. Un jour, les marchés vont nous expliquer que c'est un peu plus compliqué que ça ! De plus, petit à petit, les taux d'intérêt vont remonter. Ils resteront très bas sans doute pendant deux ou trois ans, pas pendant dix ans. Car l'inflation doit revenir à son niveau objectif de plus ou moins 2 %. Si on n'y arrive pas après des années de taux d'intérêt très bas, il faudra se poser la question de savoir si ça fonctionne…

  • - Nous entrons dans une longue période d'austérité ?

    - Nous avons une dette et un déficit trop élevés. Donc, oui, dans les années qui viennent, nous devrons mener une politique budgétaire rigoureuse. Je ne sais pas s'il faut utiliser le mot "austérité", mais nous devrons faire des efforts durables.

  • - Y compris côté recettes ? Les taxes et impôts sont déjà très élevés en Belgique…

    - Je n'ai jamais vu un assainissement budgétaire se faire uniquement en recettes ou en dépenses. Il est vrai que notre niveau de dépenses publiques est un des plus élevés au monde. Nos dépenses primaires (hors charge de la dette, NDLR) sont passées de 40 % du PIB en 2000 à 53 %. Alors quand j'entends certains dire que depuis des années, on sabre dans les dépenses publiques et qu'on est à l'os, ça ne correspond pas aux chiffres. La vérité est que nous dépensons nettement plus que l'Allemagne ou les Pays-Bas par rapport à nos moyens. Nous sommes plus proches de la France, qui connaît le même problème que nous d'un déficit à résorber, sous peine de courir de grands risques.

  • - L'état des finances wallonnes, plombées par les inondations, n'est-il pas très inquiétant ? Les transferts interrégionaux vont s'éteindre…

    - La situation de la Wallonie n'est pas confortable, c'est vrai. Le déficit est élevé. Vous avez raison d'évoquer l'extinction prochaine, en dix ans, d'un mécanisme de solidarité qui pèse 450 millions d'euros par an. La Communauté française va devoir assumer, à l'horizon 2028, quelque 300 millions d'euros pour les pensions. Tout cela ne représente qu'une petite partie, environ 10 à 15 %, des transferts nord-sud. Je ne sais pas quelle sera l'évolution institutionnelle du pays, mais je constate qu'un mécanisme de solidarité s'éteint. Est-ce que d'autres vont suivre ?

  • - Vous craignez pour la Wallonie d'autres revendications flamandes ?

    - …

    Bitcoin, le darkweb !

  • - Est-ce que la monnaie scripturale va disparaître ?

    - Je ne crois pas. Il y a une résistance culturelle. Puis une partie de la population n'est pas à l'aise avec les moyens électroniques. Certains oublient leurs codes, perdent leurs cartes ou ont tout simplement du mal à gérer leur budget. L'importance du cash va simplement continuer à se réduire pour certains paiements.

  • - Que pensez-vous du bitcoin ?

    - Technologiquement, il n'est absolument pas efficace. Les transactions sont lentes et la consommation énergétique du mining (validation et enregistrement des opérations, NDLR) équivaut à celle d'un pays comme l'Irlande et atteindra bientôt le niveau de l'Espagne ! C'est peu compatible avec les objectifs de Paris. Le bitcoin est surtout utilisé à des fins spéculatives et pour toutes sortes d'activités illicites.

  • - Il est à la finance ce que le darkweb est à internet ?

    - Exactement ! Si toutes les cryptomonnaies n'ont pas les mêmes caractéristiques, elles ont en commun d'être totalement virtuelles. L'argent est une convention, d'accord, mais soutenue par les États. Le fait qu'on paie ses impôts en euros donne à cette monnaie une autre réalité que lorsque quelqu'un crée des lignes de code et décrète que c'est de l'argent. Si tout le monde y croit, ça marche. Si on cesse d'y croire, ça ne vaut plus rien. C'est un peu inquiétant de voir que les cryptomonnaies sont valorisées à hauteur de 2.000 milliards d'euros. D'innombrables transactions reposent sur la confiance dans quelque chose de très abstrait.

    Le climat coûtera

  • - Au fond, quel est votre état d'esprit aujourd'hui ? Plutôt serein ?

    - Plutôt serein, oui. La crise a été bien gérée. Je ne veux pas donner l'impression que je sous-estime les difficultés rencontrées par des petites entreprises et des indépendants qui ont parfois tout perdu, mais nous avons évité un drame d'une beaucoup plus grande ampleur. L'enjeu maintenant est de se rendre compte que pour résoudre un problème, il n'est pas possible de sans cesse ouvrir les robinets budgétaires. Nous sommes confrontés à des défis qui existaient avant la crise du Covid et qui vont nous imposer de faire des choix pas toujours faciles : climat, vieillissement, taux d'emploi à augmenter, télétravail qui se développe… Les autorités devront apporter des réponses appropriées, qui ne laissent pas de place à l'incertitude. Je pense en particulier à la transition vers une économie durable. Arrêtons les débats stériles. Nous avons décidé d'aller vers la neutralité climatique en 2050. Il faut maintenant dire comment nous allons y arriver, en évitant d'alourdir excessivement la charge pour les entreprises et les consommateurs.

  • - Cette transition n'est-elle pas l'occasion d'investir, de créer de l'activité et des emplois ?

    - En partie, mais cela reste à la base une contrainte non négligeable. Dans trente ans, le prix du charbon, du gaz naturel et du pétrole va implicitement tendre vers l'infini puisqu'on ne pourra plus en consommer. Nous allons donc nous priver d'énergies certes polluantes, mais relativement bon marché. En langage économique, cela s'appelle un "choc d'offre négatif" qui aura des impacts dans de nombreux secteurs. Toutes les entreprises ne pourront pas s'adapter. Bien sûr, le coût des énergies propres diminue. Quand je travaillais chez Electrabel, un mégawattheure produit par des panneaux photovoltaïques revenait à 1.000 euros. Dans des conditions optimales, on arrive aujourd'hui à 20 euros Dans l'éolien, le prix était autour de 500 euros ; il oscille maintenant entre 50 et 100. Il est donc possible de limiter l'impact, à condition d'opérer les bons choix au bon moment. L'Allemagne a dépensé une fortune pour des panneaux photovoltaïques qui assuraient 1 % de sa consommation, alors que des centrales au charbon continuaient à tourner. Il y a moyen de se tromper !

Cessons de discuter et voyons comment arriver à la neutralité climatique en 2050. Il y aura un coût !

Contexte

Crise sanitaire

Du jamais vu en temps de paix

Selon le rapport de fin août du SPF Économie, le PIB belge (richesse produite en un an) s'est contracté de 6,3 % l'an dernier. Il devrait regagner au moins 5,5 % cette année et augmenter de 2,9 % l'an prochain. Ce sont des résultats meilleurs que la moyenne de la zone euro (- 6,6 % l'an dernier, + 4,4 % cette année).

L'emploi salarié n'a connu qu'une diminution infime l'an dernier, alors que le nombre d'indépendants, lui, a nettement augmenté. De mai 2020 à mai 2021, le nombre d'entreprises assujetties à la TVA a crû de 45.838 unités (+ 4,5 %).

Les entreprises souffrent toutefois de difficultés d'approvisionnement et de recrutement. Et les finances publiques ont bien entendu sérieusement dérapé.

Autres interviews de la même catégorie

  • Jean Hindriks

    Economiste à l’UCLouvain et membre fondateur d'Itinera

    On ne fait pas assez attention à cette lame de fond démographique qui perturbe tout. Fondamentalement, le problème n’est pas le fait de vieillir mais surtout de faire réussir l’enjeu de la relève démographique.

    Lire la suite
  • Thomas Deridder

    Directeur général de l'Institut Destrée

    Notre présent, c'est d'avoir une position dans le débat public sur la Wallonie mais aussi d'offrir de l'appui aux projets des entités publiques, par des outils tels que l'analyse préalable d'impact ou l'évaluation des politiques publiques. Et puis, il y a notre goût pour le futur. D’autres acteurs que nous, publics et privés, font de la prospective et c’est très bien : faire en sorte que toutes ces personnes se rencontrent est un chantier majeur pour moi.

    Lire la suite