Alibaba : loup dans la bergerie ou manne céleste ?

Bientôt, le premier entrepôt du géant chinois de l'e-commerce Alibaba, érigé au bord de l'E42 à quelques longueurs d'ailes d'avion de Liege Airport, sera terminé. Sera-t-il l'antre du diable ou un creuset de croissance ?

Isabelle Morgante

Alibaba, c'est le A de "BATX", le sigle regroupant les quatre grandes entreprises chinoises Baidu, Alibaba, Tencent et Xiamo. Créé par Jack Ma à l'aube des années 2000, Alibaba est l'un des mastodontes de l'e-commerce, avec une capitalisation boursière de 834 milliards de dollars.

Pourquoi choisir Liège ? D'abord grâce à son ancrage au creux de la "banane bleue" : la dorsale de Londres à Milan où se trouvent 60 % du pouvoir d'achat européen. Ensuite parce qu'avions, trains, plateforme multimodale, axes (auto)routiers offrent des possibilités logistiques optimales pour développer un centre de distribution de produits venus de l'empire du Milieu. Enfin, parce que le fondateur a été séduit par l'accueil personnalisé.

Parlons emploi. Selon ses partisans, Alibaba pourrait créer jusqu'à 900 emplois directs et faire travailler des dizaines de PME liégeoises. Pour les adversaires, au-delà de l'aspect environnemental, les Chinois risquent de détruire deux ou trois fois plus d'emplois qu'ils n'en créeront, dans les activités locales bousculées par cette concurrence asiatique.

Alibaba sur les terres de Tchantchès et Nanesse, est-ce donc le loup dans la bergerie ou l'ami qui boostera la relance économique ?

Des outils pour améliorer la mobilité

Logistics in Wallonia est le pôle de compétitivité du secteur transport, logistique et mobilité en Région wallonne. Il réalise des audits pour les PME qui veulent améliorer leur mobilité multimodale.

Le maître mot de Logistics in Wallonia, c'est l'innovation. Notamment en matière de logistique, avec une préférence pour la multimodalité. Et pour donner un maximum d'attractivité à la Wallonie, le pôle engage tout un chacun à innover, en anticipant les évolutions technologiques, non technologiques ou environnementales.

Bernard Piette, administrateur délégué de Logistics in Wallonia. Le pôle de compétitivité accompagne les professionnels de la logistique dans leur transition vers une activité plus digitale, plus verte et séduisante.

"La Wallonie est au cœur d'une zone appelée la “banane bleue”, explique Bernard Piette, general manager de Logistics in Wallonia. C'est une superficie qui court du sud de l'Angleterre au nord de l'Italie et de l'Espagne. Soit 60 % du pouvoir d'achat européen. L'entrée du commerce doit obligatoirement se faire dans cette zone. De plus, dans l'édition 2018 de l'index établi par la Banque mondiale où elle analysait 160 pays sur base de critères précis, la Belgique arrive en troisième position en matière logistique, après l'Allemagne et la Suède. Les Pays-Bas ne sont qu'en sixième place, alors que le pays est reconnu pour être la plateforme de distribution européenne."

La Belgique et plus particulièrement la Wallonie a des atouts indéniables en matière logistique. L'offre multimodale joue en sa faveur : infrastructures (auto)routières, aéroport de fret, trains et bateaux ouvrent des perspectives de déploiement économique. "Le plan Marshall, en 2006, a misé avec justesse sur le développement de la mobilité dans le processus de reconversion de l'ancien bassin sidérurgique liégeois. Liege Airport est aujourd'hui le sixième aéroport cargo européen, le Port autonome de Liège occupe la troisième place européenne, en connexion avec Rotterdam et Anvers", note Bernard Piette. À noter que les connexions ferroviaires ont été ouvertes après qu'Alibaba a officiellement confirmé en décembre 2018 son arrivée à Liège. Il semble que la rencontre entre Jack Ma et le Roi Philippe en juin 2015 ait permis d'asseoir définitivement le choix de l'installation du colosse chinois en bord de Meuse. Aujourd'hui, l'entrepôt est en construction le long de l'E42, il devrait être terminé à la fin de cette année. L'entreprise, peu bavarde, annonce la création de 900 emplois directs, essentiellement de manutention et peu qualifiés.

Audit

Dans une Wallonie qui, au cœur d'une Europe qui bouge, se doit d'être plus verte et "bankable", Logistics in Wallonia propose des audits logistiques aux entreprises publiques et privées. "Un audit de deux jours permet de mettre à plat les processus logistiques de l'entreprise. C'est un diagnostic 360, qui comprend une analyse sur le terrain et des recommandations pour un changement significatif du poste logistique du client", détaille Bernard Piette. Au-delà de cette première approche, il est possible de réaliser un "Lean & Green" accessible pour tout qui souhaite réduire ses émissions de CO2 générées par le poste de "supply chain". Cela doit porter sur un minimum de 50 % des activités de transport et de logistique, en considérant qu'il s'agit d'un label améliorant considérablement l'image "verte" de l'entreprise, notamment vers les partenaires internationaux, sensibles à ces arguments écologiques.

L'offre "Multimodal Wallonia" a pour objectif d'aider les entreprises à basculer du transport par route vers d'autres options, comme (quand c'est possible) le vélo cargo urbain.

Logistics in Wallonia accompagne les chefs d'entreprise, mais aussi les acteurs publics comme les Villes de Liège, Namur ou encore Ottignies Louvain-la-Neuve dans leur réflexion de logistique urbaine.

Là où passe Alibaba, il y a des camions

L'Union professionnelle du transport et de la logistique (UPTR) voit l'arrivée du groupe chinois d'un très bon œil, misant déjà sur les perspectives d'emplois dans son secteur. Avec les précautions d'usage.

Le secrétaire général de l'UPTR, Michaël Reul, associe l'arrivée d'Alibaba à la création d'emplois.

L'UPTR est le trait d'union entre tous les utilisateurs professionnels du bitume, urbain comme (auto)routier. Plus de 2.200 membres transporteurs et logisticiens belges font confiance à cette organisation pour les représenter et les défendre. À sa tête : Michaël Reul, secrétaire général. "La Belgique compte plus de 10.000 entreprises de transport agréées, soit 81.074 véhicules immatriculés et titulaires d'une licence de transport pour le compte d'un tiers. 40 % de ces transporteurs sont des indépendants. Avant la crise, ces entreprises étaient en pénurie et manquaient de 7.000 chauffeurs. Aujourd'hui, le chiffre est de 4.000, c'est une stabilisation du secteur", définit le patron de la fédération.

Alors, Alibaba est-il porteur d'emplois ? Selon l'UPTR, c'est oui. Et elle s'en réjouit. "Ces grandes entreprises représentent du volume de transport, cela va donner une bouffée d'oxygène aux entreprises locales. Quel que soit le contexte de travail, en définitive, il faut des transporteurs, qui vont eux-mêmes générer des activités logistiques. Cela va permettre à une série de PME d'offrir leurs services. Historiquement, le secteur du transport est toujours dépendant des autres et les camions sont loin d'être automatisés ! Cela veut dire que nous avons encore besoin de l'humain. En résumé, plus les conditions de travail sont compliquées, plus l'intelligence humaine est importante."

Et Michaël Reul d'ajouter : "Je comprends le malaise des commerçants, mais toute une série de PME vont profiter de la situation et y voir des avantages. Alors autant que ce soit chez nous, tout en gardant en tête qu'il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier."

Alibaba serait-il une opportunité à lui tout seul ? Ouvrira-t-il de nouveaux emplois ? L'avenir le dira.

Avoir une longueur d'avance

Pour Michel Kempeneers (Awex), le magasin de demain sera un espace d'accueil où les clients pourront discuter, toucher et tester… avant de commander en ligne.

Si quelqu'un voit positivement l'arrivée d'Alibaba à Liège, c'est bien Michel Kempeneers, COO international affairs à l'Awex. Il est l'homme charnière entre l'entreprise chinoise et Liege Airport, pour l'arrivée sur site de Cainiao (Smart Logistics Network Ltd). En 2018, la filiale logistique d'Alibaba a en effet choisi l'aéroport liégeois pour devenir sa tête de pont en Europe, et a décidé d'y construire (en première phase) un entrepôt de 30.000 m². Les phases 2 et 3 seront développées en fonction du marché et de ses retombées.

"Cet accord n'est pas né la veille du chantier, des contacts avec les opérateurs logistiques chinois existaient depuis 2012, au travers de la participation wallonne à la Foire internationale de la logistique de Shenzhen. Le soutien du Roi Philippe en 2015 et la présentation de Liege Airport par ses équipes commerciales et l'Awex aux équipes d'Alibaba ont scellé le choix du site liégeois. Cainiao a un objectif de livraison en 24 heures en Chine et 72 heures partout dans le monde", explique Michel Kempeneers. À ce jour, une vingtaine de sociétés chinoises travaillent déjà en sous-traitance pour ce mastodonte en bordure de l'E42.

Le lien entre Alibaba, davantage géant du numérique que logisticien, et la Belgique, c'est aussi l'eWTP (Electronic World Trade Platform). "Le projet vise à sensibiliser les PME et les commerçants à l'e-commerce. Les autoroutes informatiques d'Alibaba (sans intermédiaires) offrent des prix intéressants aux consommateurs et des perspectives de développement aux PME. En clair, si Alibaba existe, c'est parce que les internautes achètent sur ce site. Le premier marché d'Alibaba.com, ce sont les États-Unis, l'Inde ou le Canada, où nos PME peuvent se distinguer."

Accompagnement à l'exportation

Bondés à l'arrivée en terres liégeoises, les avions affrétés par Cainiao et les "blocktrains" qui arrivent à Bierset, à Renory ou au Trilogiport ne rentrent pas à vide. "Actuellement, ils repartent chargés à 40 % de produits pharmaceutiques, de lait en poudre pour bébés, d'aciers spéciaux et d'équipements pour autos. J'ai envie de dire aux PME d'oser saisir cette opportunité, mais pas n'importe comment. Je dis souvent aux patrons de PME que l'Asie copiera toujours. La meilleure protection, c'est de créer, d'innover et d'être toujours un temps en avance." Le marché ne va pas se conclure en deux bouchées de "dim sum", il est utile de s'adjoindre les services d'un prestataire dont le métier est la vente à l'international. "L'Awex développe des outils d'accompagnement des PME à l'exportation et de vente sur plateformes d'e-commerce. C'est une porte de diversification de l'économie wallonne et liégeoise, pour vendre sur un marché porteur, tout en intégrant davantage de numérisation dans l'acte commercial."

Webinaires

L'Awex invite les indépendants et dirigeants de PME à découvrir, au cours de quatre conférences en ligne, les solutions adaptées à leurs ressources pour l'exportation de leurs produits en Chine et dans le monde (les plateformes Alibaba couvrant au total plus de 200 pays). Dispensés en anglais, ces webinaires gratuits se tiendront en matinée (10:00) les mercredis 24 février, 3 mars, 10 et 17 mars.

 

[ awex-export.be/fr/agenda }

Des exterminateurs d'artisans et de PME

Chris Alexxa est artisane et créatrice de bijoux en Cité ardente. Pour elle, Alibaba à Bierset est synonyme de destruction de petites entreprises.

Une création demande plusieurs semaines de travail à Chris Alexxa. Découvrir des copies de ses créations est très frustrant.

Dans une précédente vie professionnelle, Chris Alexxa a travaillé pour Babyliss (matériel de coiffure et bien-être). Elle y était responsable du design industriel, du secteur de recherche de tendances "consommation et mode" et de l'atelier de production pour l'Europe. "Je voyageais partout dans le monde et ai travaillé avec la Chine. Les us et coutumes diffèrent d'ici en matière de commerce, tout comme dans la vision du travail. Clairement, l'accent est mis sur la recherche du gain, en rognant souvent sur la qualité."

Très régulièrement, lors de foires commerciales, Chris repérait de pâles copies de la gamme de son employeur. "Soit on y vendait appareil et packaging, soit uniquement l'appareil. Ce sont des pratiques dangereuses car les copies ne sont pas souvent homologuées et ne respectent pas les normes électriques", résume la cheffe d'entreprise liégeoise.

Multinationale armée d'un puissant service juridique, Babyliss dénonçait ces faits, mais sur le chemin sinueux de la recherche des faussaires, le nombre de containers saisis et de marchandises détruites restait marginal. La pointe de l'iceberg en quelque sorte.

Sentiment de frustration

Dénoncer les faussaires de ses créations nécessite beaucoup de moyens et une énergie que Chris Alexxa préfère conserver pour développer son entreprise.

Si Chris Alexxa a ouvert il y a quatre ans sa boutique physique en Neuvice (l'une des rues les plus tendance de la Cité ardente), elle est créatrice de bijoux depuis une dizaine d'années. "Au début, nous avions mis en ligne un site internet avec quelques collections et très vite, grâce à des outils analytiques, nous avons été surpris par l'insistance et la longueur des vues en Asie. Ce n'était pourtant pas suspect car nous avions choisi des extensions de noms de domaine ciblées sur l'Asie." Et puis le choc, en 2013, lors d'une foire à Munich (Allemagne) : "Je tombe nez à nez avec l'une de mes créations. Et même si les proportions n'étaient pas identiques, l'exposant a admis avoir acheté sa marchandise en Chine. Nous n'avons finalement entamé aucune procédure devant son coût et sa complexité."

En 2017, nouvel épisode. Il a cette fois pour cadre une boutique liégeoise, installée depuis la nuit des temps dans une galerie commerciale de l'hypercentre. "C'est mon fils qui m'a alertée et a fait une photo, se souvient Chris. Nous sommes allés dans la petite boutique avec la police et avons confirmé qu'il s'agissait d'une pièce servile. La copie, vendue moitié prix, était identique en tous points à ma création, elle entrait parfaitement dans le moule. Seule la bélière (NDLR : pièce de suspension) était de moindre qualité !" Une enquête a été ouverte, en vain : l'origine de la copie restera un mystère.

"Ce type de marché porte gravement préjudice à de petites entreprises comme la mienne. Je crains que cela ne recommence avec Alibaba. C'est un sentiment surprenant que de trouver ces copies, produites par des gens qui s'approprient le travail et la créativité des autres. Tous mes bijoux sont faits à la main, mes prix sont justifiés et j'ai un employé à payer. C'est une situation très frustrante, a fortiori si on ne retrouve jamais le faussaire."

[ chris-alexxa.com }

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