Les technologies existent aujourd'hui qui pourraient digitaliser toute la chaîne des opérations comptables, de l'émission des factures à la confection de tableaux de bord. Point de la situation...
Jean-Christophe de Wasseige
Les comptables ont l'habitude des tableaux de chiffres. Il en est quand même un qui leur est resté en travers de la gorge : celui publié par deux chercheurs de l'université d'Oxford en 2013 (déjà). Dans une étude qui a fait sensation, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne ont en effet classé 702 métiers en fonction de la probabilité qu'ils soient concernés par l'automatisation. Le comptable ? 98 % de chances d'être digitalisé ! Le 31e métier le plus exposé !
Pas joyeux comme perspective... Pourtant, des changements, les professionnels du chiffre en ont déjà connu dans le passé. Et ils les ont intégrés. Petit rappel. Dans les années 1990, l'informatisation se généralise. L'ordinateur remplace le système de décalque et les livres. C'est une véritable révolution pour une activité restée jusque-là très manuelle. Les extraits de comptes bancaires (Coda) deviennent numériques eux aussi.
Dans les années 2000, les logiciels comptables édités par des compagnies spécialisées (Exact, Wolters Kluwer, Sage, WinBooks...) se multiplient. La reconnaissance électronique de documents (OCR en anglais) permet, après un scan des factures, d'extraire les données chiffrées et de les envoyer dans lesdits programmes. La facture électronique, qui entend passer outre ces opérations d'encodage, obtient une reconnaissance légale au 1er janvier 2004.
Une digitalisation (très) partielle
Aujourd'hui, la chaîne des opérations comptables ressemble en réalité à... un panaché. Certaines phases sont numériques, d'autres sont restées manuelles. L'OCR n'est pas encore généralisé. La facture électronique est un mirage (lire par ailleurs). Beaucoup d'entrepreneurs déposent encore chez leur comptable, chaque mois ou chaque trimestre, leurs factures et notes de frais dans des fardes, des cartons, des sacs... Les fiduciaires ont alors des pics d'activité intenses pour établir les déclarations TVA et les déclarations fiscales... avant de retourner à des horaires plus normaux. Bref, on est encore loin du "zéro papier".
Pourtant, les technologies existent pour faciliter cette transmission et lisser dans le temps l'activité des experts-comptables. "Une série de ces technologies arrivent effectivement à maturité, qui assurent des services à la fois complets et conviviaux à utiliser", diagnostique Alexis de Biolley, responsable communication à l'IEC (Institut des experts-comptables).
L'heure est aux plateformes
Pierre Borremans (WinBooks) : "L'intérêt pour les plateformes comptables devient considérable."
Les technologies qui se distinguent le plus à l'heure actuelle sont les plateformes informatiques. Elles centralisent tous les documents, assurent leur archivage et facilitent leur traitement par les bureaux de comptabilité qui, par ailleurs, peuvent en général garder leurs serveurs et leurs logiciels de calcul (c'est certainement le cas quand l'éditeur propose les différents services). Ce n'est pas tout. Une fois le travail comptable exécuté, ces plateformes peuvent aussi accueillir en retour des tableaux de bord sur la santé de l'entreprise, dressés par les comptables avec l'aide d'applications ad hoc. Ces tableaux de bord (aussi appelés reportings) détaillent, via des graphiques, l'état de la trésorerie, le chiffre d'affaires, les marges, les paiements encore à honorer aux fournisseurs, etc. Le tout est consultable par l'entrepreneur depuis son appareil mobile.
"L'intérêt pour ces plateformes d'échange et, en amont, pour la reconnaissance optique de caractères devient considérable, estime Pierre Borremans, cofondateur de WinBooks, un éditeur de solutions comptables bien connu, basé à Louvain-la-Neuve et qui a lancé sa propre plateforme en 2015. Depuis un an ou deux, les choses changent vraiment. Les fiduciaires se rendent compte que la poursuite de la digitalisation est incontournable. De leur côté, les entrepreneurs sont de plus en plus demandeurs de solutions qui leur permettent d'avoir une vue sur leurs affaires qui soit davantage régulière voire qui, demain, soit carrément en temps réel. Cela n'a rien d'utopique, grâce à l'évolution de l'automatisation. Chez nous, les demandes pour les solutions OCR ont explosé avec 10 millions de factures traitées sur les douze derniers mois. Nos ventes en ce domaine ont triplé en deux ans. Celles pour notre plateforme ont également décollé. La tendance est donc évidente. Et avec notre offre, nous veillons à ce que le comptable garde toujours la main et choisisse lui-même le degré de digitalisation qui soit adapté à sa situation."
Les réalités sur le terrain
"Les PME et TPE n'ont pas toujours un intérêt à passer au “tout digital”, pointe Frédéric Delrue (IPCF).
Alors, une nouvelle révolution est-elle en route ? D'autres sont moins convaincus. Parce que les bureaux comptables restent tributaires de leurs clients pour passer à la vitesse supérieure. "Les entrepreneurs n'ont pas toujours le temps ni les moyens de se doter d'un logiciel de facturation électronique et de se connecter à une plateforme, plutôt que de venir apporter leurs documents à leur comptable, explique Frédéric Delrue, gestionnaire d'un bureau à Tournai et vice-président de l'IPCF (Institut professionnel des comptables et fiscalistes agrées). Ils y passeront très probablement mais cela prendra du temps. En fait, j'observe une dichotomie entre la digitalisation au sein des bureaux comptables, qui a effectivement beaucoup progressé, et la digitalisation chez les entrepreneurs, qui reste partielle. C'est compréhensible. Le tissu économique belge est fait de PME et de TPE qui n'ont pas spécialement d'intérêt à passer au "tout digital". Donc, avant de proposer l'usage d'une plateforme (et d'investir l'argent pour s'y abonner), les bureaux de comptabilité doivent bien évaluer la demande de leurs clients." Conclusion : la révolution est en marche mais se heurte aux réalités de terrain.
Transformés mais pas robotisés
Et le job de comptable dans tout cela ? La prophétie de Frey et Osborne se réalisera-t-elle ? "La menace de disparition de la profession est faible dans le contexte belge, réplique Emmanuel Degrève, gestionnaire d'un bureau à Bruxelles et président de la fondation Forum for the future qui a lancé une norme pour la facture électronique (l'e-fff). Avant tout parce que la législation fiscale est, chez nous, extrêmement complexe et mouvante. Il faudra toujours un expert pour guider l'entrepreneur dans ce dédale. Croire que l'automatisation va pouvoir gérer cela seul, c'est se bercer d'illusions. En fait, au lieu de supprimer des comptables, le problème serait plutôt d'en... trouver ! Plusieurs cabinets, en effet, n'arrivent pas à recruter des diplômés aujourd'hui, car ceux-ci se font rares." Bref, la robotisation : non. La facilitation des tâches et la transformation du métier vers plus de conseils : oui. Rendez-vous dans dix ans pour vérifier le verdict...
L'e-facture n'a pas (encore) décollé
La facture électronique a toujours été présentée comme l'avancée qui allait faciliter la vie de tous les acteurs économiques. Quatorze ans après sa légalisation en Belgique, la réalité est tout à fait différente. Seulement 4 à 5 % des factures émises chez nous seraient véritablement électroniques, c'est-à-dire rédigées dans un format permettant leur utilisation directe par les logiciels de comptabilité. La grande majorité reste des papiers ou bien des notes envoyées par e-mail sous format PDF. Ces deux types de documents nécessitent d'être scannés, leurs informations doivent être transformées en métadonnées avant de pouvoir être exploitées. Si la vraie facture électronique n'a pas décollé, c'est parce qu'elle était compliquée et coûteuse. Pour tenter d'accélérer le mouvement, quelques professionnels du chiffre réunis au sein de la fondation Forum for the future (FFF) ont avancé en 2012 une norme plus facile à utiliser : l'e-fff. Ils espèrent en faire un standard. L'Institut des experts-comptables a poursuivi la démarche en lançant tout récemment une plateforme d'échange de factures e-fff gratuite, du moins dans une version de base. Elle s'appelle Unified by invoicing / Bill to Box. Il s'agit d'une collaboration avec la société UnifiedPost de La Hulpe, spécialisée dans les services électroniques. Après une phase de test, elle est opérationnelle depuis avril. Son rôle peut être comparé à une boîte aux lettres. Chaque entreprise peut y envoyer ses factures de vente et y recevoir ses factures d'achat. Tous celles-ci sont stockées dans un espace spécifique et peuvent être saisies par les fiduciaires pour être traitées sur le plan comptable. À noter que d'autres plateformes existent sur le marché. L'offre est donc plurielle.
La PME liégeoise Horus Software vient de mettre sur le marché une solution d'intelligence artificielle pour gérer les comptabilités. Détails avec son fondateur, Philippe Tailleur...
Provoquer une disruption technologique. C'est ce qu'espère Philippe Tailleur (59 ans), un ingénieur civil connu dans le secteur belge de l'informatique. Il est à l'origine des logiciels comptables Cubic (dans les années 80) et BOB (dans les années 90). Avec ses deux fils et quelques proches, il est reparti pour une nouvelle aventure. Il a en effet convaincu un jeune informaticien diplômé de l'ULg, Bryan Steyns, d'approfondir son travail de fin d'études sur les algorithmes et de l'adapter à la comptabilité. Le résultat s'appelle Horus et a été lancé officiellement le 15 mars dernier.
"Notre solution s'est débarrassée de postulats comptables qui n'ont plus lieu d'être aujourd'hui, vu la vitesse des processeurs et les possibilités de stockage, explique Philippe Tailleur. Plus besoin de travailler en périodes, par exemple. Elle a aussi été conçue pour répondre aux besoins des jeunes entrepreneurs, qui désirent des informations en temps réel et qui ne veulent plus passer par le papier."
Un fonctionnement par intuition...
Concrètement, comment ça fonctionne ? Une base de données collaborative est reliée au programme d'intelligence artificielle. Le bureau comptable client y a accès, de même que l'entreprise dont il s'occupe. La base de données est alimentée en documents électroniques : factures, notes de crédit, relevés de comptes, frais professionnels, etc.
Dans un premier temps, la machine fait de la reconnaissance neuronale. Cela signifie que, tout comme le cerveau humain, elle détermine les catégories de documents par intuition, sans devoir les lire. Au passage, elle en retire toutes les informations pertinentes : montants, n° TVA, fournisseurs... Cela lui permet, sans intervention du comptable, de générer une première écriture : celle concernant l'état de la trésorerie. "Pour tout entrepreneur, c'est en effet "la" donnée fondamentale à posséder le plus rapidement possible et, dans notre cas, à tout moment", poursuit l'homme d'affaires liégeois.
... et par analyse des comportements
Ensuite, la machine procède à un second traitement des documents, cette fois pour couvrir les deux autres aspects du travail comptable, à savoir la TVA et les impôts. Comme c'est plus complexe, elle le fait sous la supervision du comptable. Si un document est mal imputé, le professionnel corrige. Grâce à des capacités d'analyse comportementale, la machine apprend ce geste et le retient pour la fois où le cas se reproduira.
Si le comptable et l'entreprise ont accès à tous les documents, ils se voient offrir des interfaces différentes pour le traitement de ceux-ci. L'application pour la fiduciaire, baptisée Horus Office, assure toutes les tâches comptables et se focalise sur les notions de crédit et de débit. L'app pour le dirigeant d'entreprise, dénommée Horus Mobile, le renseigne surtout sur la trésorerie, le chiffre d'affaires, la marge, etc. "Chacun a donc une information en continu qui correspond à ses besoins", résume Philippe Tailleur.
Philippe Tailleur (deuxième rang, au centre) et l'équipe de Horus Software.
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